3.1. La lecture labiale

3.1.1. Rôle de la lecture labiale dans la perception de la parole

Nous venons de voir que les personnes entendantes développent des représentations phonologiques abstraites, accessibles à travers la lecture labiale aussi bien qu’à travers l’information acoustique. Ceci témoigne donc de l’aspect bimodal (auditif/visuel) des processus de traitement de la parole chez l’entendant. Dans cette perspective, la lecture labiale pourrait effectivement constituer une possible entrée pour les enfants sourds afin d’obtenir des informations à propos de la structure phonologique du langage oral (Burden & Campbell, 1994; Campbell, 1991; Dodd, 1976,1980, 1987 ; Dodd & Hermelin, 1977. Ceci est démontré par une utilisation proportionnellement plus importantes de consonnes labiales, dans les premiers mots produits par les jeunes sourds (Smith, 1982 ; Stoel-Gammon, 1988). Pour un âge plus avancé,Dodd (1987) a mis en évidence un effet des informations issues de la lecture labiale sur la production orale d’enfants sourds dans deux expériences. Sa position est que la lecture labiale, bien qu’elle délivre une information phonologique ambiguë et incomplète (aspect de la lecture labiale que nous développerons ultérieurement), favorise le développement de représentations phonologiques au niveau du phonème chez les sourds. Dans la première expérience, à travers une tâche de dénomination d’images, elle évalue le développement phonémique de 10 enfants sourds profonds âgés de 9 à 12 ans ayant reçu une éducation oraliste, en analysant leurs productions orales de consonnes. Elle a montré que le répertoire phonémique des enfants sourds est quasiment complet pour 8 enfants sur 10 et que son développement passe par les mêmes étapes que les enfants entendants, seul un retard temporel permet de distinguer les deux populations. Les erreurs produites par les enfants sourds sont identiques à celles observées chez les enfants entendants plus jeunes telles que : des omissions de syllabes non accentuées, des substitutions de certains phonèmes (par exemple les phonèmes /k/, /g/, /r/ sont remplacés par /w/, /t/, /d/, et des simplifications des groupes consonantiques réduits à une seule consonne (par exemple spoon est prononcé /pun/). Ceci concorde avec l’idée selon laquelle la lecture labiale jouerait un rôle dans le début de l’acquisition du système phonologique de l’enfant entendant.Quelques indices montrent cependant que les enfants sourds utilisent la lecture labiale dans leur répertoire phonémique plus que les enfants entendants. Par exemple, dans des groupes consonantiques /kl/, /kr/, /gl/ et /gr/, les enfants sourds ont tendance à ne pas prononcer les plosives (le mot clock est prononcé /lok/) alors que les entendants ont tendance à omettre les liquides (/cok/). L’auteur suggère que cette différence peut être expliquée par le fait que les sourds omettent les consonnes les moins visibles en lecture labiale, indiquant qu’ils basent leurs productions orales sur un modèle ambigu provenant de la lecture labiale.

La seconde expérience dans laquelle des sourds profonds de 12 à 16 ans doivent identifier des non-mots présentés uniquement en lecture labiale confirme cette hypothèse. Les phonèmes les moins visibles en lecture labiale comme /k/ et /g/ sont les plus souvent omis, en particulier en fin d’item.

Dodd, McIntosh et Woodhouse (1998) retrouvent des résultats similaires dans une étude réalisée sur des enfants sourds profonds d’âge préscolaire (2; 6 à 4; 9 ans) auxquels un test de compétence en lecture labiale est administré. Le niveau de langage oral en production et en compréhension est évalué en analysant des enregistrements vidéo de différentes situations de communication. Les enfants présentant les meilleures compétences en lecture labiale ont également un répertoire phonémique plus riche. De plus, les sujets sourds profonds les plus performants en lecture labiale sont également ceux qui possèdent le langage oral le plus riche et qui l’utilisent le plus souvent dans leur communication spontanée.

Le rôle de la lecture labiale dans les représentations phonémiques des enfants sourds a également été mis en évidence dans des tâches phonologiques. Dans une tâche de jugement de rime, Dodd (1987) présente à des enfants sourds profonds de 12 à 14 ans des paires de mots écrits visuellement proches (les deux mots de chaque paire partagent le même nombre de lettres communes situées à la même position (than, train) et sont de même fréquence. Les paires sont constituées soit d’homophones (rain, reign) soit de non-homophones. Après une phase d’apprentissage des paires, le premier mot est présenté aux sujets qui doivent restituer le second qui lui est associé. Outre le fait que les paires d’homophones sont mieux retenues que les paires de mots non homophones (30% d’erreurs contre 58%), les résultats révèlent des performances supérieures pour les mots à lisibilité labiale importante. Ces résultats indiquent que les sourds sont dépendants des entrées visuelles fournies par la lecture labiale pour accéder à l’information phonologique leur permettant de résoudre une tâche phonologique.

Cette série d’études montre que la modalité auditive et l’articulation de la parole ne sont pas les seules sources d’entrées sensorielles permettant aux sourds de développer certaines représentations phonologiques. La lecture labiale y joue un rôle certain. Pourtant, lorsque les enfants sourds utilisent principalement la lecture labiale pour percevoir la parole, le développement du langage oral est généralement retardé et même déviant par rapport à celui des enfants entendants.