3.1.2. La lecture labiale : des informations phonologiques partielles

La lecture labiale délivre des informations à propos de certains contrastes phonologiques comme la place de l’articulation, cependant elle ne permet pas la perception de tous les contrastes phonologiques comme la nasalité (/p/ versus /m/) et le voisement (/b/ versus /p/) (Erber, 1974 ; Lepot-Froment & Clerebaut, 1996 ; Walden, Prosek, Montgomery, Scherr, & Jones, 1977). En d’autres termes, la lecture labiale ne présente qu’en partie la structure phonologique des mots. De nombreux inconvénients sont à évoquer : d’abord, certains phonèmes sont peu visibles sur les lèvres, comme [k, g, r] ; d’autres présentent une image labiale similaire (sosies labiaux) [p, b,m] ou sont peu différenciés [e, E, i].Il existe également dans notre langue des phénomènes de coarticulation qui entraînent des modifications dans la production des consonnes en fonction du voisinage vocalique, par exemple /s/ est étiré dans “ isi ” alors qu’il est arrondi dans “ usu ” ; enfin, la lecture labiale se heurte aux limites perceptives humaines : un labio-lecteur est confronté à la rapidité de l’émission de la parole. Or, la vue a des capacités d’analyse temporelle plus lente que l’ouie. Nous remarquons également des difficultés dans l’acquisition des éléments significatifs du langage. En effet, le développement lexical requiert impérativement que l’enfant soit mis en présence de liens relativement systématiques entre les référents et leurs séquences phonologiques correspondantes. Or, la lecture labiale seule ne peut satisfaire cette condition. Par exemple, en langue française, parmi les items référentiels les plus précoces, les mots « papa » et « maman » sont identiques en lecture labiale. Alors que dans les langues orales, adaptées aux possibilités sensorielles des entendants, il n’existe qu’un petit nombre de mots homophones (mots paraissant semblables à l’écoute tels que « sang », « cent », « sans » ; « doigt », « doit »), pour l’enfant sourd, la quantité d’ « homophones » potentiels est en principe beaucoup plus importante lorsque l’information lue sur les lèvres est la seule à pouvoir être prise en compte (par exemple, « papa » peut être confondu avec « maman » ; « mouton » avec « beaucoup »). Enfin, la perception des morphèmes grammaticaux est, elle aussi, fortement affectée : en lecture labiale seule, les finales des mots et les mots de fonction sont peu perceptibles au sein du flux de la parole ; les uns, parce que situés en position terminale ; les autres, parce que peu accentués, brefs et peu porteurs de signification. Pour toutes ces raisons, la lecture labiale ne fournit pas un input suffisant, permettant un développement normal du langage oral (Lepot-Froment & Clerebaut, 1996). Leybaert (1998a) précise que les représentations acquises sur la base de la lecture labiale incluent une information « sous-spécifiée ». Divers travaux expérimentaux attestent du fait que la dépendance vis-à-vis de la lecture labiale en tant que source d’information prédominante entraîne un retard et même une déviance dans le développement phonologique (Leybaert et al., 1998).

En effet, divers déficits ont été relevés dans les activités cognitives impliquant les représentations phonologiques, entre autres, un faible empan mnésique (Conrad,1979), une utilisation réduite du code phonologique en mémoire à court terme (Campbell & Wright, 1990), des difficultés dans le jugement de rimes (Campbell & Wright, 1988 ; Hanson & Fowler, 1987 ) et dans la génération de rimes (Hanson & MacGarr, 1989) ainsi qu’une faible utilisation des correspondances graphèmes-phonèmes en lecture et en écriture (Burden & Campbell, 1994 ; Leybaert & Alegria, 1995 ; voir ultérieurement pour une discussion plus détaillée). Ces déficits mettent en relief l’importance de la qualité des représentations mentales de la parole.

Si ces déficits sont dus en grande partie au fait que la lecture labiale délivre des informations phonologiques sous spécifiées, dans quelle mesure des signaux non naturels associés aux gestes articulatoires de la lecture labiale, et destinés à lever ses ambiguïtés, pourront-ils être traités par le module linguistique ?

Ces signaux pourraient-ils améliorer le développement des habiletés phonologiques chez les enfants sourds en rendant visible tous les contrastes phonologiques d’un langage donné ?

Le Cued Speech (CS) en anglais ou Langage Parlé Complété (LPC) en français est l’une des techniques élaborée dans la perspective d’enrichir les informations trop ambiguës délivrées par la lecture labiale. Après l’avoir présentée, nous en évaluerons les possibles apports.