3.2.2. Rôle du LPC dans la perception et la compréhension du message oral

La compréhension du langage oral des personnes sourdes est habituellement pauvre. Les personnes utilisant la lecture labiale comprennent seulement ¼ de ce qui est dit(Lieben, 1978). Dans quelle mesure et avec quelle intensité les clés du LPC peuvent –elles être bénéfiques sur la capacité des personnes sourdes à percevoir et comprendre le message oral ? Les études ayant traité de cette question montrent de façon unanime, une importante amélioration de la perception de la parole chez les personnes sourds parlant anglais et français lorsque les clés du LPC sont ajoutées à la lecture labiale (Alegria, Charlier, & Mattys, 1999 ; Charlier, Hage, Alegria, & Perier, 1990 ; Nicholls & Ling, 1982 ; Périer, Charlier, Hage, & Alegria, 1988). L’étude de Nicholls et Ling (1982) implique un groupe de 18 sujets sourds, âgés de 9 à 16 ans, et exposés au LPC à l’école depuis 3 ans. La tâche consiste à identifier soit la consonne dans une syllabe sans signification CV ou VC, soit le dernier mot d’une phrase. Les stimuli sont présentés soit en lecture labiale seule soit en lecture labiale avec LPC. Les résultats révèlent des améliorations substantielles grâce au LPC, à savoir : 30% environ de réponses correctes en lecture labiale seule pour les syllabes et les mots contre 83.5% pour les syllabes et 96% pour les mots dans la condition lecture labiale avec LPC.

Dans une perspective similaire, Charlier et al. (1990) ont examiné un groupe plus important de sujets ayant bénéficié de compléments gestuels LPC et en des lieux de communication distincts (maison et école, ou exclusivement école). Le groupe étudié se composait de 55 enfants sourds, âgés de 5 ;11 ans à 16 ;1 ans. Les enfants doivent identifier des phrases présentées, soit en lecture labiale seule, soit en lecture labiale assistée par le LPC et choisir parmi 4 dessins celui qui correspond à la phrase présentée. Les résultats montrent également que les performances sont améliorées grâce au LPC. Cette amélioration est cependant moins forte pour les LPC « école » (37 % lecture labiale et 53 % lecture labiale + LPC) que pour les LPC« maison et école » (respectivement : 39 % et 72 %). Ce qui suggère que l’âge auquel les enfants utilisent le LPC est significativement corrélé avec le gain obtenu avec le LPC. Au plus tôt les enfants sont exposés au LPC, plus grandes sont les améliorations observées.

Dans une plus récente expérience, Alegria et al. (1999) ont évalué l’effet du LPC sur l’identification de mots et de pseudo-mots présentés en lecture labiale seule et avec LPC chez des enfants exposés au LPC avant 2 ans, ou plus tard à l’école. Deux facteurs sont donc manipulés : (1) durée d’exposition au LPC (« exposition précoce » versus « exposition tardive ») et (2) lexicalité des items (mot versus pseudo-mot). Les résultats montrent des améliorations de performance dues au LPC dans tous les groupes. L’amélioration est ici aussi plus importante pour le groupe exposé précocement au LPC dans les deux conditions (par exemple pour les pseudo-mots, le pourcentage de réponses correctes passait de 18% à 55% dans le groupe « exposition précoce » et de 3% à 12% dans le groupe « exposition tardive »). Cela suggère une plus grande efficacité du traitement phonologique (sans appui lexical) pour le groupe LPC « précoce ». Par ailleurs, l’effet de lexicalité étant plus élevé dans ce groupe suggère aussi l’existence de représentations lexicales plus performantes.

L’ensemble de ces expériences montre que le LPC a des effets positifs surtout lorsque l’enfant y est exposé précocement. Aussi, dans la mesure où il est effectivement exploité par l’enfant au niveau de son développement lexical, ses performances linguistiques devraient le distinguer de celles des autres enfants sourds au niveau des aspects de la langue les moins perceptibles en lecture labiale. Cette hypothèse a été confirmée dans une des expériences effectuée par Hage, Alegria et Périer (1990) portant sur la connaissance de la morphologie du genre grammatical, information pertinente qui est difficile à percevoir en lecture labiale. Le problème posé par le marquage du genre grammatical en langue française est intéressant dans la mesure où le genre est marqué par la fin du mot d’une façon, qui, du point de vue phonologique n’est pas entièrement systématique. Ainsi les noms se terminant par /Єt/ sont quasiment tous féminins (« bicyclette », « raclette », « poussette ») et ceux se terminant en /o/ : masculins (« bateau », « râteau », manteau »), tandis que les finales en /wa/ peuvent être, de manière aussi fréquente, féminines ou masculines (« loi », « roi »). Pour construire la maîtrise de la morpho-phonologie du genre, les enfants doivent établir un lien entre l’indice fourni parla terminaison des mots et d’autres marqueurs du genre tels que l’article, l’adjectif possessif ou d’autres déterminants. Hage et al. (1990) ont donc testé 9 enfants sourds profonds (âge moyen : 10 ;11 ans, [de 4 ;6 ans à 21 ;0]) exposés intensivement au LPC. Le matériel se compose de 60 mots (noms communs) (50% familiers vs 50% non familiers) répartis équitablement selon trois conditions : un tiers des mots est de genre féminin (mots familiers : « chaussette », « tartine » ; mots non familiers : « échanguette », « courtine »), un autre tiers, de genre masculin (mots familiers : « manteau », « lapin » ; mots non familiers : « trumeau », « troussequin ») et le dernier tiers implique des mots non marqués du point de vue du genre (mots familiers : « mer », « verre » ; mots non familiers : « foyère », « sarcloir »). Chaque mot est représenté par un dessin, sur une fiche individuelle ; à chaque présentation de fiche, l’expérimentateur nomme l’objet, en parole accompagnée du LPC, en omettant l’article correspondant. Le sujet doit répéter le nom de l’objet représenté par le dessin, en le faisant précéder par l’article adéquat. Les pourcentages d’identification correcte du genre pour les mots familiers marqués et non marqués sont très élevés (93% et 89% respectivement), indiquant que les participants sont capables d’inférer le genre grammatical des mots appartenant à leur lexique. Pour les mots non familiers et non marqués, le pourcentage de réponses correctes est de 50%, suggérant que les réponses ont pu être données au hasard. En revanche, pour les mots non familiers marqués, le pourcentage de réponses correctes s’élève à 75%, soulignant que les enfants sourds profonds ont pu déterminer le genre grammatical de mots inconnus sur base des régularités liées aux indices morpho-phonologiques des fins de mots. Ce constat suggère que l’exposition au LPC permet à l’enfant sourd profond d’acquérir une connaissance générative du genre grammatical, c’est-à-dire la capacité à inférer le genre grammatical en l’absence de connaissance lexicale. L’absence de groupe contrôle ne permet pas toutefois de conclure que ces derniers développent une compétence générative significativement similaire à celles des enfants entendants. Cependant, ces performances semblent les différencier de celles des enfants sourds qui sont généralement faibles dans la littérature et les rapprocher de celles des enfants entendants qui montrent un contrôle du genre grammatical autour des trois ans (Karmiloff-Smith, 1979).

Considérant l’ensemble de ces résultats, l’exposition précoce au LPC pourrait donc représenter un apport fondamental pour le développement du langage oral comme pour celui du langage écrit. Ce dernier point sera discuté ultérieurement.