1. Cadre général

Les enfants sourds en général présentent des difficultés en lecture. La majorité des enfants sourds montre de faibles progrès en lecture durant les années de scolarisation et par conséquent acquiert un niveau de lecture peu élevé : 60% des sourds quittant l’école (le lycée), lisent à un niveau de lecture inférieur à celui normalement acquis en quatrième année de primaire (Chamberlain & Mayberry, in press). DiFrancesca (1972) montre que les scores en lecture des enfants sourds augmentent faiblement d’une année à l’autre (0.2 par niveau). Dans le même sens, Allen (1986) indique que les retards en compréhension de lecture d’un échantillon d’étudiants sourds âgés de 8 à 18 ans augmentent tout au long de la scolarité et que les adolescents sourds âgés de 18 ans n’atteignent pas le niveau de troisième primaire en compréhension de lecture. Conrad (1979) montre également que des enfants de 15 et demi-16 ans et demi ont un niveau médian de lecture équivalent à celui d’enfants entendants de 9 ans.

Si l’on se réfère à la célèbre équation suggérée par Gough et Tunner (1986), la lecture fait conjointement appel à deux composantes, l’une de reconnaissance ® et l’autre de compréhension ©, dont le produit donne la lecture (L), soit L= R x C. Quand les enfants entendants commencent leur apprentissage de la lecture, ils possèdent déjà un ensemble de connaissances lexicales, sémantiques, syntaxiques et phonologiques qui leur permet de prononcer et de comprendre des mots et des phrases dans la modalité orale. Ils possèdent donc la composante C et doivent apprendre à reconnaître les mots écrits, soit R. Cette acquisition ne peut être possible que sous l’effet d’une pression développementale qui implique l’analyse de la langue sur laquelle porte cet apprentissage, en la segmentant, en manipulant ces segments, en découvrant que certains peuvent être ajoutés, supprimés ou permutés. L’oreille en tant que récepteur des informations effectue un contrôle sur ces processus cognitifs et métacognitifs.

En ce qui concerne les enfants sourds, lorsque l’on souhaite étudier leurs mécanismes de lecture, deux situations peuvent être envisagées ; d’une part, celles avec des enfants sourds de parents sourds et d’autre part, celle avec les enfants sourds de parents entendants.

Comme l’enfant entendant, l’enfant sourd de parents sourds sera, dès le départ, plongé dans un monde de langage et de communication. La langue des signes va lui permettre comme l’enfant entendant d’accéder au concept, à la représentation, d’atteindre un niveau de pensée abstraite. La composante C pourra se développer naturellement. Chaque concept, chaque idée peut être exprimée via l’utilisation de signes. Cependant, la langue des signes possède une phonologie, un lexique, une syntaxe qui diffèrent de ceux de la langue orale.Aucune correspondance sous-lexicale n’est donc possible entre les signes de la langue des signes et les mots écrits.Même s’il est proposé à l’enfant sourd au cours de son éducation précoce un travail de qualité pour développer sa production vocale et ses compétences de discrimination auditive, il est fort peu probable qu’il puisse faire du déchiffrage et devenir un lecteur autonome, de la même façon que les enfants entendants.

Pour les enfants sourds de parents entendants, le problème est tout autre. Ils présentent un déficit linguistique général lorsqu’ils commencent leur apprentissage de la lecture. Statistiquement les plus nombreux parmi les enfants sourds (90% environ), ils ne perçoivent que partiellement la langue orale à travers les informations délivrées par leur appareil auditif ou encore via les exercices orthophoniques visant à rééduquer la parole et à entraîner la lecture labiale. Ces difficultés de perception entraînent pour eux un retard dans le développement de leur production vocale ; elles sont un obstacle à leurs possibilités de communiquer, de construire leur pensée. La composante C est donc lacunaire. Le contact avec l’écrit est pour certains d’entre eux, un premier contact avec le langage. De fait, l’apprenti lecteur sourd devra réaliser un double exercice cognitif : le premier consistant à attribuer une signification à l’objet, à stocker ces informations sémantiques en mémoire de manière à pouvoir les utiliser ultérieurement ; et le second consistant à associer les représentations orthographiques et phonologiques correspondantes. Ces représentations phonologiques étant sous spécifiées, ils auront une première approche de la langue écrite plus complexe et plus tardive que les enfants entendants.

Quel pourrait être le profil des enfants sourds exposés au LPC et en particulier de ceux qui y sont exposés précocement ? Si les enfants sourds y sont exposés précocement, ils pourraient acquérir très tôt une expérience linguistique à valeur phonémique. Leur profil de développement pourrait être alors similaire à celui des enfants entendants. Comme ces derniers, les aspects phonologique, syntaxique, et sémantique de la langue leur seraient accessibles avant l’apprentissage de la lecture. De ce fait la composante C serait présente lors de l’apprentissage de la lecture. Sous l’effet de l’instruction formelle de la lecture la composante R se développerait normalement, les enfants ayant stocké un grand nombre de représentations exactes de mots avant cette période. Comme les enfants entendants, ils prendront conscience que les mots sont décomposables en unités non signifiantes que sont les phonèmes et que ceux-ci sont la transcription des graphèmes. Par exemple, il prendront conscience que le mot « chat » est composé de deux paramètres différents, la configuration de la main qui code le phonème consonantique /∫/ et la position de la main qui code le phonème vocalique /a/. Ils pourraient ainsi devenir des lecteurs autonomes pouvant lire des mots nouveaux sans aide extérieure, comme le deviennent les enfants entendants après un certain temps d’apprentissage.

Ainsi, l’absence de stimulations auditives n’engendrerait pas nécessairement un développement atypique, différent de celui des entendants. La combinaison de deux variables : nature de l’entrée phonologique (bien spécifiée sur le plan phonologique) et précocité de l’expérience linguistique, pourrait être à l’origine des différences interindividuelles observées entre les sourds face à l’acquisition du code écrit.

Diverses activités cognitives sont impliquées dans l’acquisition du code écrit, entre autres les habiletés phonologiques, l’empan mnésique mais aussi la capacité à utiliser la médiation phonologique. L’analyse comparative des différentes études ayant été effectuées depuis ces trente dernières années sur la capacité à développer ou non ces habiletés pourrait nous aider à mieux comprendre quels sont les facteurs sous jacents liés à une réussite possible en lecture chez les sourds. C’est ce que nous nous proposons d’examiner dans la partie suivante.