2.1.1. Détection et génération de rimes

La capacité à juger et générer des rimes requiert une sensibilité aux similitudes phonologiques finales des mots. Les sourds sont- ils capables de développer une telle habileté qui nécessite l’utilisation d’une stratégie phonologique ? Deux possibilités peuvent être envisagées : (1) Leur handicap sensoriel ne leur permettant pas un accès direct et automatique aux représentations phonologiques de la langue orale, ils pourraient adopter une autre stratégie basée sur la similitude orthographique des mots. L’utilisation privilégiée de cette stratégie entraînera de nombreuses erreurs du fait que les mots présentant une similarité orthographique ne riment pas forcément. (2) Ils pourraient utiliser une stratégie phonologique, cependant leurs réponses seront erronées dans le sens où ils ont développé des représentations phonologiques basées sur une information phonologique qui présente de nombreux sosies labiaux. Or, si tous les mots qui riment présentent une image labiale similaire ce n’est pas pour autant que tous les mots présentant une image labiale similaire riment. La présence d’erreurs impliquant une image labiale finale similaire au mot cible sera un indicateur du fait que les sourds peuvent élaborer des représentations phonologiques et les utiliser pour juger et générer des rimes mais confirmera que celles-ci sont basées sur la lecture labiale. Nous pouvons déjà supposer que les sourds ayant une entrée phonologique spécifiée telle que le LPC, en particulier ceux qui y sont exposés précocement, pourront donc utiliser une stratégie phonologique basée sur des représentations phonologiques spécifiées ; ils ne seront pas influencés par cette variable, si l’on prend en compte le fait que le LPC lève l’ambiguïté délivrée par la lecture labiale. Pour eux, le nombre d’homophones (mots présentant une même image labiale) sera moins élevé que chez les autres enfants sourds.

Au cours des trente dernières années, de nombreuses études ont été réalisées dans cette perspective de recherche. Elles ont montré de façon générale, que les sourds lettrés (adolescents et adultes) éduqués dans un contexte oral et signé peuvent développer une sensibilité aux similitudes phonologiques finales des mots. Cependant, comme prédit, leurs performances sont fortement influencées non seulement par la similarité orthographique (Campbell & Wright, 1988 ; Hanson & Fowler, 1987 ; Hanson & McGarr, 1989) mais aussi par la similarité labiale et articulatoire finale des mots (Charlier & Leybaert, 2000 ; Dodd & Hermelin, 1977 ; Hanson & McGarr, 1989). Ces résultats suggèrent que les sourds peuvent utiliser d’autres informations que les entendants afin de juger si deux mots présentent une similarité phonologique finale ou non. Par ailleurs, l’habileté à juger si deux mots riment s’avère être fortement liée à leur niveau de lecture.

Hanson et collaborateurs ont proposé à des étudiants sourds signeurs de milieu universitaire des tâches de jugement de rimes (Hanson & Fowler, 1987) et de génération de rimes (Hanson & McGarr, 1989). Dans la première tâche, les participants doivent effectuer un jugement de rimes à choix forcé. Les séries de mots sont soit des paires de mots rimants avec une orthographe similaire (condition congruente, P+O+ : « bribe –tribe », « mark-dark »), soit des paires de mots qui ne riment pas mais ont une orthographe similaire (condition non congruente, P-O+ : « clown-flown », « gone-bone »). La réponse est demandée par écrit, la tâche étant de type papier –crayon. Les résultats montrent un nombre élevé d’erreurs dans la condition non-congruente chez les participants sourds. De manière générale, leurs performances bien que significativement plus faibles que celles des entendants (respectivement, 64.1% vs 99.6% de choix correct), sont cependant supérieures au niveau du hasard. Ces données montrent que les sourds sont plus sensibles à l’interférence orthographique des paires de mots non-congruentes, indiquant qu’ils ont utilisé une stratégie orthographique. Cependant, le fait qu’ils soient également capables de choisir des paires de mots rimantes au dessus du niveau du hasard, suggère qu’ils peuvent également utiliser un code phonologique pour traiter cette tâche.

Des résultats similaires sont observés dans la tâche de génération de rimes. Dans cette seconde tâche, les participants doivent générer des mots rimants à partir de mots cibles donnés à l’oral (« blue » et « cat »). Si les sourds résolvent la tâche sur la bases d’indices visuels, ils génèreront des rimes qui présentent une orthographe similaire (« cat-hat ») et non différente (« blue-through »). Les résultats montrent que parmi les réponses correctes données (au total 52%), 70% présentent des rimes avec une orthographe similaire et 30% des rimes avec une orthographe différente. En dépit du nombre important de production de rimes orthographiquement identiques, indiquant l’utilisation principale d’indices orthographiques ou visuels chez les sourds pour résoudre cette tâche, ces données suggèrent que les sourds sont capables également de générer des rimes phonologiques. Par ailleurs, les performances des participants sourds sont positivement corrélées à leur niveau de lecture mais pas à leur niveau d’intelligibilité de la parole.

Les sourds utiliseraient donc ces deux types d’indices (phonologique et orthographique) pour résoudre ce type de tâche avec une prédominance toutefois marquée pour une stratégie orthographique. L’ensemble de ces résultats doit être considéré avec précaution dans le sens qu’ils n’impliquent pas une population de sourds typiques. En effet, les étudiants sourds participant à ces études ont un niveau de lecture de 10.1 ; ce qui est beaucoup plus élevé que le niveau moyen de lecture observé chez les sourds qui est de 3-4.

L’étude réalisée par Campbell et Wright (1988) sur des adolescents sourds éduqués dans une perspective oraliste (âge moyen : 14 ; 6 ans) confirme cette observation. Leurs performances ont été comparées à celles d’enfants entendants appariés sur le niveau de lecture (en moyenne : 8 ;3 ans). Les participants ont pour consigne d’isoler les paires de mots ou d’images qui riment de celles qui ne riment pas. Ces paires d’items varient au niveau de la congruence phonologique et orthographique (P+O+ : « dog-frog » vs P+O- : « hair-bear » vs P-O- : « peg-pig » vs P-O+ : « man-swan »). Quel que soit le type d’item (écrit ou imagé) présenté, les performances du groupe d’enfants sourds sont significativement moins élevées que celles du groupe contrôle d’enfants entendants. L’absence de congruence orthographique entre les items (« hair-bear ») affecte les performances des enfants sourds (conditions images et mots) et à un moindre degré celles des entendants (condition mots). Cependant, cet effet est plus prononcé chez les participants sourds (seulement 55% de réussite dans la condition images et 40% de réussite dans la condition mots) que chez les participants entendants (97% de réussite en moyenne dans la condition images et 73% de réussite en moyenne dans la condition mots). La condition mot a pu induire une stratégie amenant les enfants à utiliser des indices orthographiques délivrés dans cette condition. Cependant, même dans la condition image, les sourds sont influencés par ces indices indiquant qu’ils se basent plus sur une stratégie orthographique que phonologique. Les auteurs en concluent que la lecture labiale et les restes auditifs seraient insuffisants, pour permettre aux enfants sourds éduqués oralement d’acquérir des représentations phonologiques suffisamment précises pour juger si deux mots riment ou non. Toutefois, comme le remarquent Sterne et Goswami (2000), la possibilité que les enfants sourds n’aient pas utilisé le nom correct des images pour effectuer la tâche est à prendre en compte dans l’interprétation des résultats. En effet, les auteurs n’ont pas pré-testé les items images avec les enfants sourds. Ceci pourrait représenter un biais dans cette étude amenant à relativiser les résultats obtenus.

Dans une plus récente étude, Sterne et Goswami (2000) ont présenté une tâche de jugement de rimes à des enfants sourds profonds, recevant une communication orale ou une communication totale (orale et signée) (âge chronologique moyen : 10 ; 4 ans ; âge lexique moyen : 7 ; 10) et des enfants entendants (âge chronologique moyen : 7 ; 6 ans) de même niveau de lecture. Les participants doivent choisir l’image cible qui rime avec l’image modèle parmi deux alternatives (item cible vs item distracteur) ; l’item cible est soit orthographiquement similaire (P+O+, « sock – clock ») ou orthographiquement différent de l’item modèle (P+O-, « eye – fly »). L’item distracteur et l’item modèle sont soit totalement différents (« bed-sock »), soit labialement similaires (« comb-rope »), soit partagent la consonne initiale (« witch-wall »), ou le cluster consonantique (« snowman-snake ») ou l’attaque et la voyelle initiale (« bricks-bridge »). Les résultats montrent que les enfants sourds sont capables d’effectuer un jugement de rimes à un niveau significativement supérieur de celui du hasard qu’il y ait congruence orthographique ou non entre le modèle et la cible. Les items présentant une orthographe similaire sont toutefois mieux traités que ceux présentant une orthographe différente, indiquant que les enfants sourds utilisent, lorsque c’est possible, la similarité orthographique pour juger si deux mots riment ou non. Par ailleurs, les analyses effectuées sur les distracteurs nous renseignent sur deux points. D’une part, elles montrent que leurs performances sont moins élevées lorsque le distracteur partage une similarité labiale avec le modèle, suggérant que ces derniers utilisent l’information délivrée par la lecture labiale pour les aider à identifier les rimes ; d’autre part, elles permettent de spécifier que l’attaque est une unité plus saillante pour les sourds que les unités attaque-voyelle et consonne initiales, les résultats étant plus faibles dans ces deux dernières conditions.

Comparativement aux études présentées précédemment, celle-ci est plus informative dans le sens où Goswami et Sterne se sont adressés à un échantillon représentatif de la population sourde plutôt que de sélectionner des étudiants de haut niveau scolaire comme dans les études de Hanson et collaborateurs (Hanson & Fowler ; 1987 ; Hanson & McGarr, 1989). D’autre part, le choix d’un matériel imagé semble plus adapté pour évaluer la capacité des enfants sourds à utiliser l’information phonologique. Enfin, cette étude a examiné l’effet de la similarité labiale, indice qui n’avait pas été pris en compte par les autres études. De façon générale, les résultats de cette étude montrent que les enfants sourds sont capables d’effectuer une tâche de simple appariement de rimes en ayant recours à une stratégie phonologique, mais à un niveau moindre que leurs pairs entendants. L’effet de congruence orthographique observé chez les sourds peut provenir de la session d’entraînement qui accentuait les différents moyens pour juger des rimes incluant l’orthographe des mots rimants. De plus, des analyses supplémentaires ont montré que les sourds ne se fient pas aux dernières lettres des items pour effectuer leur appariement ni ne sélectionnent l’item ayant la plus haute proportion de lettres communes avec l’item modèle, suggérant qu’ils ne s’appuient pas sur les indices orthographiques ne manière constante.

Les études que nous venons d’exposer ne sont pas unanimes quant à l’utilisation d’indices phonologiques chez les sourds pour juger et générer des rimes, même si dans l’ensemble il apparaît que les sourds peuvent les utiliser mais de façon moindre que leurs pairs entendants. Le niveau de lecture (élevé vs faible), le type de traitement que nécessite la tâche (phonologique ou pas nécessairement) mais aussi le type de matériel (imagé vs écrit) sont des critères qui semblent être à l’origine de ces différences. Deux interprétations sont possibles. La première concerne l’effet possible d’une expérience langagière précoce sur la possibilité de développer de telles habiletés: les étudiants sourds signeurs qui ont bénéficié de cette expérience, s’appuient davantage sur ces indices phonologiques que les enfants sourds éduqués oralement. La seconde fait référence à la modalité de l’entrée phonologique à laquelle sont exposés l’ensemble des sourds. Nous avons montré que la lecture labiale ne permettait pas le développement de représentations phonologiques précises, ce qui a pu induire les enfants à se référer à l’orthographe des mots (surtout lorsque la tâche impliquait du matériel écrit), mais aussi à donner des réponses labiales entraînant des erreurs. La question sous jacente est de savoir si les sourds exposés précocement à une langue qui est phonologiquement spécifiée via le LPC pourraient développer des habiletés similaires à celles d’entendants et ne pas être par conséquent influencés par ces variables.

Cette question a été récemment traitée dans deux études (Charlier & Leybaert, 2000 ; LaSasso, Crain, & Leybaert, 2003). La première, celle de Charlier et Leybaert (2000) implique une tâche de jugement de rime et une tâche de génération de rimes. Dans la tâche de jugement de rimes, les performances d’adolescents sourds âgés entre 10 et 13 ans et éduqués dans un contexte linguistique différent (oraliste : sans LPC vs avec LPC (exposition précoce vs tardif) ou avec la langue des signes (exposition précoce vs tardive) sont comparées à celles d’un groupe contrôle entendant. Des paires d’images sont présentées à l’enfant. Celui-ci doit décider si les noms des images riment ou non. Deux variables ont été manipulées : la similarité orthographique : items rimants avec une orthographe similaire (P+O+, « bouche – louche ») ou différente (P+O-, « glace – tasse ») ; et la similarité labiale : items non rimants avec une image labiale similaire (P-LL+, « lit – nez ») ou différente (P-LL-, « robe – balle »). Les résultats révèlent que les performances des enfants sourds exposés précocement au LPC sont significativement supérieures à celles des autres groupes d’enfants sourds et ne diffèrent pas de celles des entendants. De plus, ces derniers ne sont pas influencés par l’orthographe des mots quand ils doivent décider si les deux mots imagés riment, ce qui n’est pas le cas des autres groupes d’enfants sourds. Par ailleurs, leur sensibilité à la similarité labiale est moins élevée que celle des autres groupes d’enfants sourds.

Dans la tâche de génération de rimes, seules les performances des enfants sourds exposés au LPC de façon précoce (« LPC-M », âge moyen : 11 ; 4 ans) ou tardive (« LPC-E », âge moyen : 16 ; 10 ans) ont été respectivement comparées à un groupe d’enfants entendants appariés sur le niveau de lecture. Deux mots écrits devaient être générés pour chaque cible présentée. Les variables manipulées étaient : la consistance de la rime : la rime orthographique possède une seule prononciation (la rime orthographique –omme se prononce toujours de la même façon : « homme », « pomme ») ou plusieurs prononciations (la rime orthographique –ille se prononce différemment dans les mots « bille » et « ville ») ; et la modalité de présentation des cibles (écrite vs imagée). Les résultats montrent que les performances des enfants sourds LPC-M sont plus élevées que celles des enfants sourds LPC-E, mais inférieures à celles de leur groupe contrôle d’enfants entendants. Les enfants sourds LPC-M produisent autant de mots rimants à orthographe similaire mais moins à orthographe différente que leurs pairs entendants. Cependant, cet effet de consistance est davantage observé sur les cibles écrites qu’imagées, alors que les enfants sourds LPC-E sont affectés par cet effet quelle que soit la nature de la cible. La majorité des erreurs relevées chez les deux groupes de participants LPC sont des mots qui partagent la voyelle avec le mot cible et pas la consonne. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que la voyelle est plus visible sur les lèvres que la consonne. Ces réponses peuvent être considérées comme des réponses rimantes approximatives car elles présentent un lien phonologique avec la cible.

Pris ensemble, ces résultats suggèrent qu’aussi bien l’exposition linguistique précoce et l’exposition à une entrée phonologique bien spécifiée sont nécessaires pour développer des habiletés à juger et générer des rimes, de manière similaire aux entendants. Les sourds LPC-M montrent des performances supérieures à celles d’enfant sourds exposés précocement à la langue des signes (tâche 1) et à celles des autres enfants qui n’ont pas bénéficié précocement d’une entrée phonologique spécifiée (LPC-E, tâches 1 et 2) et similaires à celles des entendants (tâche 1 et dans une mesure relative dans la tâche 2). Le niveau d’exactitude de leurs réponses ainsi que la proportion de réponses correctes avec orthographe différente qu’ils donnent sont des indices révélateurs d’une utilisation des codes phonologiques pour traiter ce type de tâche.

L’étude de LaSasso et al. (2003) qui s’adresse à des étudiants sourds et entendants (âge moyen : 20 ans), confirme ces résultats dans une tâche de génération de rimes (similaire à celle proposée par Hanson & McGarr, 1989). Parmi les étudiants sourds, la moitié bénéficie du LPC depuis un âge précoce (« LPC-M ») et l’autre moitié utilise la langue des signes à des degrés divers (« LS », depuis un âge précoce ou tardif). Le groupe contrôle entendant est apparié au niveau de l’âge chronologique et au niveau de l’âge lexique. Comme dans l’étude de Charlier et Leybaert (2000), le facteur consistance de la rime est manipulé. Les résultats montrent de manière générale que les performances du groupe LPC-M sont significativement plus élevées que celle du groupe LS et sont comparables à celles du groupe entendant. De plus, les groupes LPC-M et entendants génèrent plus de réponses rimantes ayant une orthographe différente de celle de la cible que le groupe LS. Ces données confirment qu’une entrée phonologique pleinement spécifiée est une variable critique dans le développement des habiletés phonologiques, indépendamment de la modalité d’entrée. Cependant, les analyses montrent que les deux groupes de participants sourds (LPC-M et LS) sont plus influencés par l’orthographe de la cible pour générer des rimes que leurs pairs entendants ; ils produisent significativement plus de réponses incorrectes qui sont orthographiquement similaires à la cible que ne le font les entendants (e.g., « cough – rough » ; « said- aid »). Cette observation a également été faite dans l’étude de Charlier et Leybaert (2000). Trois explications possibles sont envisagées : la nécessité de produire des réponses écrites peut avoir induit une stratégie orthographique chez les sourds plus souvent que dans le groupe entendant ; les étudiants sourds peuvent être plus souvent influencés que les étudiants entendants par l’orthographe présentée des mots écrits (voir, Hanson & Fowler, 1987) ; les participants sourds peuvent avoir également dérivé la prononciation de certaines des cibles de leur orthographe et ont stocké une prononciation non appropriée dans leur lexique phonologique. Par ailleurs, cette étude ne montre aucun lien entre le niveau d’intelligibilité de la parole et les performances observées par les participants. En revanche, il semble que la capacité à générer des rimes soit corrélée avec le niveau de lecture des participants ; plus précisément, les bons lecteurs sourds génèrent davantage des rimes correctes ayant une orthographe différente (e.g., « bear » pour la cible HAIR).Ces résultats sont conformes à ceux observés dans l’étude de Hanson et McGarr (1989).

Et chez les prélecteurs sourds ?

Cette habileté à juger et générer des rimes étant présente chez les enfants entendants avant l’apprentissage de la lecture, la question est de savoir si les enfants pré-lecteurs sourds exposés précocement au LPC sont également capables de réaliser des tâches portant sur la rime. Le fait qu’ils soient comme les entendants exposés implicitement à une langage spécifiant les entrées phonologiques, nous amène à faire l’hypothèse qu’ils pourront stocker en mémoire des informations lexicales structurées qui leur permettront de développer précocement un tel jugement.

A notre connaissance, la seule étude ayant investigué cette question est celle de Charlier et Leybaert (2000) (citée précédemment). A la suite d’un pré-test visant à vérifier que les enfants comprennent le principe de la tâche de jugement de rimes, seuls des enfants exposés précocement au LPC (« LPC-M », N= 5 ; âge moyen : 5 ;6 ans) et entendants (N= 10 ; âge moyen : 5 ;10 ans) sont retenus. Les enfants sourds exposés tardivement au LPC ainsi que ceux éduqués oralement ou avec la langue des signes n’ont pas réussi ce pré test. Les résultats montrent que les performances de enfants sourds prélecteurs LPC-M ne diffèrent pas significativement de celles des enfants entendants. Cependant, il apparaît que les deux groupes (LPC-M et entendant) sont sensibles à la similarité labiale et articulatoire. Leurs performances sont plus faibles lorsque les paires non rimantes présentent une image labiale similaire, suggérant que les représentations phonologiques des prélecteurs ne sont pas aussi détaillées que celles des lecteurs même dans le cas des entendants (Fowler, 1991 ; Metsala & Walley, 1998 ; Walley, 1993). Il semble donc d’après cette étude que l’exposition précoce à une entrée qui spécifie tous les contrastes phonologiques de la langue orale peut favoriser le développement d’habiletés phonologiques précoces.

Lien entre habiletés phonologiques précoces et lecture

L’ensemble des études que nous venons d’exposer n’examine pas le lien entre les habiletés phonologiques précoces et la lecture. Or, il a été montré dans le premier chapitre consacré aux entendants, que cette relation était forte. Cet examen permettrait de répondre à la question suivante : les habiletés phonologiques observées chez les sourds précèdent-elles ou découlent-elles de l’apprentissage de la lecture (Goldin-Meadow & Mayberry, 2001) ? La seule étude longitudinale que nous ayons trouvée dans la littérature et qui serait susceptible de répondre à cette question est celle de Harris et Beech (1998). Des enfants sourds éduqués dans un contexte oral et signé et entendants sont évalués sur leur niveau d’habiletés phonologiques au début de la première année d’instruction formelle de la lecture et en lecture à différents moments de la même année. Au début de l’étude, les participants ont très peu de vocabulaire et peuvent identifier seulement certaines lettres de l’alphabet. La tâche de jugement de rimes consiste à présenter une image en nommant l’objet dessiné, puis à montrer deux autres images en les nommant également. L’enfant a pour consigne d’indiquer laquelle de ces deux images présente une similitude avec la première image donnée. Les séries impliquent soit l’onset (l’attaque) (« doll, cot-dog »), la voyelle (« frog, dog-pig ») ou la rime (« bed, red-pen »). Les auteurs rapportent que les performances des enfants sourds sont considérablement plus pauvres (60,5%) que celles des enfants entendants (81,1%). Par ailleurs, les performances sont corrélées avec les progrès en lecture durant la première année de scolarisation à la fois pour les enfants sourds (r :.43 ; p<.05) et pour les enfants entendants (r :.57 ; p<.05). Cependant, il apparaît que les enfants sourds font considérablement moins de progrès en lecture lors de la première année de scolarisation que les enfants entendants (en moyenne après 1 an : 60,7% pour les enfants entendants, 28,6% pour les sourds sévères et 31, 4% pour les sourds profonds). Leurs faibles performances observées dans la tâche de jugement de rimes peuvent expliquer ces difficultés lors de l’apprentissage de la lecture. Les résultats de cette étude sont, à notre avis, importants ; ils suggèrent que si les enfants sourds acquièrent un bon niveau d’habiletés phonologiques de façon précoce (Charlier & Leybaert, 2000), ils n’auront pas de difficultés particulières dans l’apprentissage du système alphabétique comme le français ou l’anglais dans lesquels les lettres sont converties en sons. Si c’est le cas, ces enfants utiliseront un codage phonologique en lecture, comme c’est le cas pour les enfants entendants. Les enfants sourds exposés au LPC précocement pourraient représenter ce profil de lecteur. La seule manière de le montrer serait d’effectuer une étude longitudinale visant à examiner cette relation. A notre connaissance, une telle étude n’a pas encore été utilisée.

En dehors de la capacité à juger et générer des rimes qui sont les premières expressions d’une sensibilité phonologique chez les entendants, la conscience métalinguistique des constituants phonologiques des mots est nécessaire pour la maîtrise d’une lecture alphabétique. Dans quelle mesure les sourds peuvent développer une telle habileté ?