2.2. La mémoire de travail

La mémoire de travail est impliquée dans de nombreuses activités cognitives telles que raisonner, comprendre, parler, apprendre (Baddeley & Hitch, 1974). Elle est généralement évaluée en mesurant l’empan mnésique c’est-à-dire la capacité à rappeler dans leur ordre de présentation des stimuli récemment présentés. Les théories de la mémoire à court terme ont mis l’accent sur la nature phonologique de ce traitement, indiquant que la trace en mémoire a une base acoustique et verbale chez des personnes entendantes (Conrad & Hull, 1964). Baddeley et Hitch (1974) ont élaboré un modèle de la « mémoire verbale de travail » à composantes multiples, comportant un « administrateur central » qui interagit avec la mémoire à long terme et qui est assisté de deux systèmes périphériques auxiliaires, un « agenda visuo-spatial » et une « boucle phonologique », spécialisés respectivement dans le maintien temporaire d’un matériel visuel et spatial ou d’un matériel verbal. La boucle phonologique est composée de deux composants, d’une part, un composant de « stockage phonologique » passif qui reçoit directement les informations verbales présentées auditivement et les stocke de manière passive, sous forme de représentations phonologiques, pendant environ deux secondes ; et d’autre part, un composant de « répétition articulatoire » actif qui, en réactivant ces traces mnésiques, va permettre de les réintroduire dans le composant de stockage phonologique, différant ainsi leur déclin. Le composant de « répétition articulatoire » intervient également pour convertir une information verbalisable présentée visuellement (image, mot écrit) en un code phonologique lui donnant ainsi accès au composant de stockage phonologique. Le rôle de la boucle articulatoire consiste donc à récapituler les informations et les maintenir disponibles jusqu’au rappel. Différents effets attestent du bon fonctionnement de cette boucle phonologique. Les principaux sont l’effet de similarité phonologique et l’effet de longueur des mots. Le premier se caractérise par un rappel immédiat plus faible lorsque les items sont phonologiquement proches (indice du fonctionnement normal du composant de stockage phonologique). Le second se caractérise par un rappel immédiat d’autant moins efficace que les items sont longs ; cet effet est un signe d’un fonctionnement normal du composant « répétition articulatoire » ; plus les mots sont longs et plus il faut du temps pour les répéter et plus vite ils sont oubliés.

Le fait que la boucle phonologique joue un rôle important aussi bien dans l’acquisition du vocabulaire (Gathercole & Baddeley, 1989 ; 1990), la compréhension du langage (Baddeley, 1990) que dans l’acquisition de la lecture (Baddeley & Gathercole, 1992) a amené de nombreux chercheurs à s’interroger sur la capacité des sourds à se baser sur des représentations phonologiques pour mémoriser. Certaines études ont confirmé que des sujets sourds éduqués oralement et même avec la langue des signes peuvent se baser sur des représentations de la parole pour mémoriser (Hanson, 1982 ; Hanson & Lichtenstein, 1990 ; Krakow & Hanson, 1985 ; Wandel, 1989). Cependant, cet effet n’est pas constaté pour tous les sourds (MacSweeney, Campbell, & Donlan, 1996) et il est de moindre ampleur dans leur cas que dans celui des entendants. Le niveau d’intelligibilité de la parole des participants sourds serait une variable critique quant à l’utilisation chez ces derniers d’un code phonologique pour retenir des séries de mots monosyllabiques dans leur ordre de présentation (Conrad, 1979). De plus, il existerait, une corrélation forte entre l’utilisation de codes phonologiques dans ce type de tâche et le niveau de lecture (Conrad, 1979 ; Harris & Moreno, in press). Le type de matériel à mémoriser pourrait constituer lui aussi une variable importante. Les sujets sourds en effet, semblent recourir à la parole intérieure davantage lorsqu’il s’agit de mémoriser des lettres ou des mots écrits que lorsqu’il s’agit de mémoriser des images ou des objets. Par exemple, en utilisant une tâche de mémorisation de paires d’images, Campbell et Wright (1990) montrent que la performance des enfants entendants est quasiment maximale lorsque les noms riment (« cat-hat », « tie-fly»). Par contre les sujets sourds ne semblent pas faire usage de la rime en tant qu’aide mémoire, alors que leur habileté à réaliser cette tâche pour les paires non rimantes est équivalente à celle des sujets entendants. Dans une autre expérience, les mêmes auteurs ont examiné l’effet de longueur des mots sur le rappel de série d’images. Les participants entendants accomplissent cette tâche en recourant à la parole intérieure, comme en témoigne le fait qu’ils présentent un empan de mémoire plus faible lorsque les noms des objets sont longs que lorsqu’ils sont courts. En revanche, on observe aucune indication de l’effet du recours à la parole intérieure chez les sujets sourds sauf, lorsqu’il leur est explicitement demandé de mémoriser les listes en nommant des objets à voix haute plutôt qu’en triant les images dans leur ordre. Les sourds éduqués oralement ne semblent donc pas utiliser une parole intérieure de façon aussi généralisée que les entendants. Leurs faiblesses en mémoire à court terme peuvent être attribuées à un déficit phonologique. Ne disposant pas de codes phonologiques robustes pour soutenir le rappel, ces participants ont des difficultés à maintenir un nombre élevé d’éléments dans la mémoire de travail. La question qui est légitime de se poser est de savoir si les sourds qui développent des représentations phonologiques adéquates via l’exposition précoce au LPC peuvent montrer des performances similaires à celles des entendants, c’est-à-dire en se basant sur des représentations internes de la parole dans des tâches de rappel sériel ordonné.

Wandel (1989) a été la première à examiner l’effet du LPC sur le fonctionnement de la mémoire à court terme. Elle utilise le quotient de parole intérieure, Internal Speech ratio (ISR) élaboré par Conrad (1979) pour comparer les performances des sourds et entendants dans une tâche de rappel sériel ordonné. La tâche consiste à mémoriser des listes de mots écrits correspondant soit à des mots rimants qui sont visuellement contrastés (« do », « few », « through », « zoo »), soit à des mots visuellement similaires mais qui ne riment pas (« farm », « lane », « have »). L’ISR est le nombre d’erreurs commises sur les suites de mots qui riment divisé par le nombre total d’erreurs (mots qui riment et mots semblables visuellement). L’ISR permet de donner une mesure du taux d’utilisation de la phonologie en mémoire et donne une indication du langage oral dans le langage intérieur de l’enfant sourd. Un ISR supérieur à 52 révèle l’utilisation d’un code phonologique qui se traduit par un rappel immédiat moins efficace pour les listes de mots rimants que pour listes de mots similaires sur le plan visuel. Un ISR inférieur à 48 en revanche, indique l’utilisation d’un code visuel et se caractérise par un nombre plus important d’erreurs dans les listes visuellement similaires que pour les listes rimantes. Les résultats de cette étude montrent que les enfants sourds exposés au LPC obtiennent un ISR supérieur à 52 (m=74.9) suggérant quel’exposition au LPC entraîne le développement de la boucle articulatoire ; Il aurait été intéressant d’examiner l’effet d’une exposition précoce au LPC et comparer ces performances à celles des entendants.

L’étude de Charlier (1994) apporte des précisions quant à ce sujet. Elle a comparé les performances d’enfants sourds d’âge moyen compris entre 8 et 11 ans, exposés au LPC précocement (« LPC-M »), tardivement (« LPC-E »), et non exposés au LPC (« Oral ») à celle d’enfants entendants de même âge chronologique. La tâche consiste à mémoriser des séries d’images correspondant soit à des mots monosyllabiques qui riment (« dé », « nez », « thé »), soit à des mots plurisyllabiques qui ne riment pas (« crocodile », « télévision », « hélicoptère») ou à des mots monosyllabiques qui ne riment pas (« chat », « feu », « banc »). Chacun des mots est représenté par un dessin, reproduit sur une carte individuelle. Les performances du groupe LPC-M sont très similaires à celles des entendants ; ces deux groupes montrent des effets clairs de similarité phonologique et de longueur des mots. Alors que les performances des enfants des groupes LPC-E et Oral ne paraissent pas sensibles aux conditions expérimentales (ce qui confirme les résultats de Campbell & Wright, 1990). Les enfants LPC-M tout comme les enfants entendants, présentent de moins bonnes performances pour le rappel de mots qui riment et des mots longs, que pour le rappel des mots contrôles. Ceci suggère que l’exposition précoce au LPC induit spontanément un recours à la boucle articulatoire dans des tâches de mémorisation. En revanche, les enfants sourds qui ne bénéficient pas de cette exposition précoce ne montrent pas de tels effets, probablement parce qu’ils dépendent d’un stockage visuel plutôt que phonologique. Par ailleurs, l’étude de Charlier (1994) montre que les enfants LPC-M ont un empan de mémoire plus grand que les autres enfants sourds.

Ces résultats amènent à s’interroger sur la nature même du processus mis en jeu lorsque des enfants exposés précocement au LPC doivent retenir et rappeler des listes de mots dans leur ordre de présentation. En LPC, les mots qui présentent une similarité phonologique sont fortement confondus ; par exemple, les mots monosyllabiques « bon » et « don » sont caractérisés par des mouvements de la bouche finaux similaires et impliquent une position identique de la main pour coder la voyelle (près de la bouche). Par ailleurs, les mots plurisyllabiques qui sont par nature plus longs à prononcer, sont également plus longs à coder en LPC que les mots monosyllabiques, ils impliquent davantage de clés. Le mot « crocodile » implique 5 clés manuelles différentes alors que le mot « joue » implique seulement une clé manuelle. Les effets de similarité phonologique et de longueur de mots observés chez les enfants LPC-M pourraient donc, s’expliquer par le fait que les composants phonologiques du LPC (mouvements de la bouche, configurations et positions de la main) pourraient être traités par la boucle phonologique de la même manière que la parole entendue.

Dans cette perspective, Leybaert et Lechat (2001a) ont examiné si le rappel sériel de listes de mots est perturbé lorsque ces derniers impliquent soit des mouvements de la bouche et des positions de la main identiques, soit uniquement lorsque les mouvements de la bouche sont identiques ou uniquement les positions de la main sont similaires, en comparaison avec des listes contrôles désignées comme minimisant ces similarités. Trois groupes de jeunes sourds profonds pratiquant le LPC à des degrés diverses (élevé, moyen, faible) (âge moyen : 15 ; 2 ans) ont participé à cette étude. Les différentes listes de mots sont présentées sur un écran vidéo et codées par une orthophoniste sans apport de sons. Les participants ont pour consigne de rappeler à la fin de chaque liste la séquence de mots vue dans l’ordre correct de présentation. Les résultats révèlent d’une part que les listes comprenant des mots impliquant des mouvements de la bouche et des positions de la main identiques entraînent un rappel plus faible que celui des listes contrôles pour les trois groupes, indiquant que l’entrée auditive n’est pas la seule façon de développer une sensibilité à l’effet de similarité phonologique. D’autre part, le rappel des listes de mots impliquant respectivement des positions de la main identiques ou des mouvements labiaux similaires est également moindre que celui des listes contrôles ; ce qui suggère que les composants phonologiques du LPC tels que le mouvement labial et la position de la main peuvent être stockés comme l’est une entrée auditive. Enfin, l’effet de similarité de la position de la main est quantitativement (mais pas statistiquement) plus important dans le groupe de participants étant le plus exposé au LPC, suggérant que la boucle phonologique peut prendre en compte ce composant phonologique lorsque les participants sourds sont exposés précocement au LPC. Par ailleurs, le mouvement de la bouche semble créer cependant, un effet d’interférence plus élevé que la position de la main. Les mouvements labiaux peuvent, peut être, représenter un composant phonologique plus important que la position de la main lorsque les participants perçoivent un mot. Les auteurs tentent d’expliquer cette différence d’effet en relevant le fait que le nombre de personnes pratiquant le LPC est limité et donc que les enfants sourds sont plus habitués à percevoir le langage via la lecture labiale qu’à travers les clés du LPC. Leur système d’encodage et de rappel des voyelles est peut-être plus sensible aux mouvements labiaux qu’à celui des clés du LPC. Néanmoins, selon Leybaert et Alegria (2003), le matériel visuel de la parole a un accès obligé au stock phonologique où il doit être rafraîchi et maintenu par un mécanisme articulatoire de répétition LPC.