2.3.1. En lecture

La technique qui a été la plus utilisée pour évaluer si les sourds utilisent un recodage phonologique en lecture est celle du paradigme de décision lexicale. Les participants doivent décider (le plus rapidement possible) et le plus précisément possible, sur présentation visuelle d’un stimulus, s’il s’agit bien d’un mot de sa langue ou non. Les stimuli utilisés sont le plus souvent des items réguliers et irréguliers et de fréquence différente. En effet, il est maintenant largement démontré que ces deux facteurs (régularité et fréquence des mots) interagissent. Chez les lecteurs débutants, les mots réguliers (fréquents ou rares) sont mieux traités que les mots irréguliers (exceptionnels ou inconnus). Chez les lecteurs habiles, l’effet de régularité varie en fonction de la fréquence du mot : quand celle-ci est élevée, le mot est traité correctement quelle que soit sa structure orthographique ou phonologique (l’effet de régularité est moindre) ; lorsque la fréquence est basse, la régularité du mot exerce un effet (Besner & McCann, 1987 ; Seidenberg, 1985 ; Waters & Seidenberg, 1985). Un pattern similaire peut-être décrit en orthographe (Frith, 1985 ; Juel, Griffith, & Gough, 1986 ; Seymour, 1993).L’objectif de ces études est de tester l’existence de telles interactions chez des lecteurs sourds. Par ailleurs, d’autres stimuli peuvent être utilisés tels que des non mots homophones ou non d’un mot réel pour examiner si une stratégie phonologique est utilisée en lecture ; par exemple, si la forme phonologique d’un non-mot homophone d’un mot réel est activée, cela entraînera des erreurs de décision (confusion entre le stimuli et la représentation lexicale du mot correspondant). Dans le cas contraire, quel que soit le type de non-mot (homophone ou non d’un mot réel), des performances similaires seront observées à condition que leur ressemblance visuelle avec un mot réel soit identique.

Waters et Doerhing (1990) se sont adressés à 56 enfants sourds sévères et profonds d’éducation oraliste répartis en 3 groupes d’âge : de 7 à 11 ans, de 12 à 15 ans et de 16 à 20 ans. En plus de la régularité des items, la fréquence des patrons orthographiques qui les composent (fréquents vs rares) est également manipulée. Si les sourds ont recours à une procédure d’assemblage phonologique, leurs performances devraient être d’autant plus élevées que les items sont réguliers et fréquents. Les résultats révèlent que les performances des sourds, quel que soit leur âge, ne sont pas affectées par les différentes catégories de mots, suggérant qu’ils n’ont pas traité la tâche à partir d’indices phonologiques. Ces derniers ont pu avoir recours à une autre stratégie de lecture qui s’appuie sur des représentations visuo-orthographiques stockées en mémoire. Une autre interprétation possible serait qu’ils soient capables d’utiliser les règles de conversion graphème-phonème mais ne s’en servent pas lorsque cela ne leur est pas demandé explicitement. Dans cette perspective, l’emploi de cette procédure ne serait donc pas automatique. Les résultats ne permettent pas de trancher entre ces deux hypothèses. Par ailleurs, aucune corrélation positive n’est observée entre le niveau d’intelligibilité de la parole des participants et leurs performances.

Beech et Harris (1997) ont proposé deux tâches de décision lexicale visant respectivement à étudier l’effet de régularité et l’effet d’homophonie, à des enfants sourds sévères ou profonds, éduqués soit avec la langue des signes ou dans une perspective oraliste, et des enfants entendants. L’âge chronologique moyen des enfants sourds est de 9 ; 9 ans et celui des enfants entendants de 7 ;3 ans. L’ensemble des participants ont un niveau de lecture compris entre 7 et 7 ;11 ans. Dans les deux tâches, les participants ont pour consigne de placer les cartes désignant un mot dans une boîte et les cartes désignant un non mot dans une autre boîte. Dans la première tâche, des mots réguliers et irréguliers sont proposés, appariés sur leur fréquence lexicale et sur le nombre de lettres.Les non-mots sont construits en changeant une lettre d’un mot réel (« thid » au lieu de « this »). Les processus d’assemblage phonologique devraient donner lieu à une représentation phonologique correcte uniquement pour les mots réguliers et une représentation erronée pour les mots irréguliers.Les résultats révèlent un effet de régularité seulement chez les enfants entendants, suggérant que les enfants sourds, comme dans l’étude de Waters et Doehring (1990), n’utilisent pas un codage phonologique pour résoudre cette tâche.

Dans la seconde tâche, sont proposés seulement des mots irréguliers. 50% des non-mots sont des homophones du mot réel correspondant (« werd » pour « word ») et le reste des non-mots non homophones (« somo » pour « some ») respectant autant que possible la forme visuelle du mot réel. Ces items sont appariés sur leur fréquence lexicale et sur le nombre de lettres. Les résultats indiquent que comme escompté, les enfants entendants commettent un nombre d’erreurs significativement plus important sur les pseudo homophones que sur les non-mots non homophones. Cet effet est également observé chez les enfants sourds mais de façon moins étendue, suggérant l’utilisation des règles de correspondance graphème-phonème pour résoudre la tâche par les enfants sourds. Soulignons toutefois que cet effet n’est observé que sur des pseudo-mots et non sur des mots (voir tâche précédente). Dans une tâche de lecture à voix haute, Alegria et Leybaert (1991), ont également observé des données similaires : à savoir des effets de codage phonologique seulement sur des mots rares (régularité) et sur des pseudo mots (complexité) mais pas sur des mots fréquents. Les auteurs observent également que quel que soit le mode de communication (Oral vs Signé) et le niveau de lecture des participants, ces effets ne varient pas. Le niveau d’intelligibilité n’ayant pas fait l’objet d’un contrôle, cette étude ne permet pas d’examiner l’effet de cette variable sur les performances des participants.

Burden et Campbell (1994) ont également testé cet effet de régularité à travers une tâche de décision lexicale. Cette étude s’adresse à un groupe d’enfants sourds éduqués dans une perspective oraliste (âge chronologique moyen : 14 ;6 ans ; âge lexique moyen : 10 ;1 ans) et deux groupes d’enfants entendants, de même âge chronologique (AC pour « âge chronologique ») et de même âge lexique (AL pour «âge lexique ») que celui des enfants sourds. Le matériel utilisé comporte des stimuli ayant fait l’objet d’un double contrôle : leur fréquence et leur régularité sont considérées séparément. Trois classes de mots sont examinées : les mots réguliers (« chant », « gun ») dont lastructure orthographique reflète directement la phonologie du mot ; les mots « exception » (« love », « door »), comportant un phonème pouvant être transcrit par plusieurs orthographes ; et enfin les mots inconnus (« aisle », « yacht ») qui ont à la fois une prononciation unique et une séquence de lettres inhabituelles. Les résultats montrent que les performances des enfants sourds ne diffèrent pas significativement de celles des enfants entendants AC et sont plus élevées que celles des enfants entendants AL. L’interaction Fréquence x Régularité est significative pour les groupes d’enfants sourds et entendants AC : pour les mots de basse fréquence, le nombre d’erreurs commis par ces deux groupes est plus important pour les mots inconnus que pour les mots réguliers et exceptionnels ; aucun effet de régularité n’est observé pour les mots de haute fréquence. Dans l’ensemble, ces données indiquent l’utilisation d’indices phonologiques pour résoudre cette tâche chez les enfants sourds.

Merrills, Underwood et Wood (1994) se sont également inspirés du paradigme de Waters et Doering (1990) afin d’examiner les processus d’accès au lexique des enfants sourds profonds (âge chronologique moyen : 12 ; 11 ans / âge lexique moyen : 8 ; 2 ans) et de trois groupes d’enfants entendants de même âge chronologique (bons vs faibles lecteurs) et de même niveau de lecture. Le matériel utilisé comporte des mots réguliers (« went », « five »), irréguliers (« once », « half ») de fréquence différente, et des non-mots soit prononçables (pseudo-mots : « hogh », « pust ») soit non prononçables (suite de consonnes : « thrd », « fght »). Tous les items sont appariés quatre par quatre (mot régulier vs irrégulier- non-mot prononçable vs non prononçable) avec le même nombre de lettres et de syllabes. Des différences entre mots réguliers et irréguliers traduiront un processus de codage phonologique alors que les effets de prononçabilité et de fréquence relèveront de phénomènes orthographiques. Les résultats ne révèlent aucun effet de régularité orthographique chez les enfants sourds et les enfants entendants de même âge chronologique (bons vs faibles lecteurs), indiquant que ces trois groupes utilisent spontanément une procédure orthographique plutôt que phonologique pour accéder à la signification des mots. En revanche, cet effet est présent chez les jeunes enfants entendants de même âge lexique que les enfants sourds. Par ailleurs, l’ensemble des groupes montre des effets relevant de phénomènes de nature visuo-orthographiques : des effets de fréquence sur les mots réguliers et de prononçabilité (confondus avec la légalité des suites de lettres) sont observés chez les participants sourds.

Récemment, les effets de pseudo-homophonie, traduisant la présence de processus de codage phonologique durant la lecture, ont été à nouveau observés dans une tâche de décision lexicale par Transler et Reitsma (in press) en langue néerlandaise. Tous les items, mots et pseudo-mots, étaient présentés dans un ordre aléatoire sur papier. La tâche des enfants sourds (âge moyen : 9; 8 ans) et de leurs homologues entendants étaient d’entourer les mots et de rayer les pseudo-mots. Parmi les pseudo-mots, 25% des items étaient des pseudo-homophones ; ils étaient appariés avec des pseudo-mots ayant de nombreuses lettres en commun, un nombre de voisins orthographiques très proche ainsi qu’une fréquence moyenne des digrammes proches. Les erreurs sur les pseudo-homophones ont été significativement plus nombreuses que les erreurs sur les pseudo-mots appariés, révélant des processus de codage phonologique durant la lecture silencieuse d’items écrits isolés.

Afin de déterminer si les enfants sourds pouvaient utiliser un codage phonologique en lecture silencieuse, Transler, Gombert, et Leybaert (2001) ont proposé non pas une tâche de décision lexicale comme dans les études précédente mais une tâche de jugement de similarité. Les performances des enfants sourds de cette étude (âge moyen : 11 ; 1 ans) ont été analysées en fonction du niveau d’intelligibilité de la parole (élevé, IP+ vs faible, IP-) et comparées à celles d’enfants entendants (âge moyen : 8 ;2 ans) appariés sur leur niveau de reconnaissance de mots écrits. Des triplets de pseudo-mots composés respectivement d’un modèle et de deux items tests (phonologiquement similaire vs concurrent) sont proposés aux participants. Ces derniers ont pour consigne de choisir parmi les deux items tests celui qui ressemble le plus au modèle. Plusieurs conditions sont proposées. Dans une condition, un des items test est un homophone du modèle. Les trois items sont monosyllabiques et leur proximité visuo-orthographique est soit identique entre les 3 pseudo-mots -1 lettre diffère seulement - (condition O+, modèle : « clun » – homophone : « klun » – non homophone : « clus »), soit elle favorise l’item test non homophone - le nombre de lettres communes entre le modèle et l’item test non homophone est plus important qu’avec l’item test homophone- (condition O-, modèle : « lemme » – homophone : « laime »- non homophone : « lumme »). Les résultats montrent que les performances des enfants sourds IP+ sont significativement plus élevées que le niveau du hasard. Ces derniers, comme les enfants entendants, choisissent davantage l’item homophone que l’item non homophone, ce qui n’est pas le cas des enfants sourds IP-. Le fait qu’aucune consigne spécifique n’ait été donnée aux enfants quant au type de ressemblance phonologique qu’ils doivent traiter, suggère que les enfants sourds IP+ ont utilisé spontanément une stratégie de lecture impliquant un codage phonologique. Néanmoins, cette étude ne permet pas de conclure à des processus automatiques de traitement étant donné que la tâche est effectuée sans contrainte temporelle. Les enfant sourds IP-, selon les auteurs utiliseraient une autre stratégie de type visuo-orthographique, en particulier dans la condition O- (le nombre de lettres communes entre le modèle et l’item test non homophone est plus important qu’avec l’item test homophone). Des résultats similaires sont observés dans une récente étude de Transler, Leybaert et Gombert (in press) qui montrent dans une tâche de décision lexicale effectuée sans contrainte temporelle, un effet de pseudo-homophonie chez les enfants sourds IP+ mais pas chez les enfants sourds IP-. Ces résultats révèlent que les enfants sourds présentant de bonnes habiletés orales peuvent utiliser une stratégie phonologique en lecture mais toujours dans une moindre mesure que les enfants entendants.

L’effet du LPC en lecture

Peu d’études ont été réalisées visant à examiner l’effet de l’exposition au LPC en lecture silencieuse. Cependant, la première étude ayant examiné l’apport du LPC sur le niveau de lecture des sourds (Wandel, 1990) montre que les étudiants sourds profonds exposés au LPC obtiennent à un test de compréhension en lecture (Stanford Achievement Test (SAT), 1982)) des scores significativement supérieurs aux autres étudiants sourds testés dans l’étude (éduqués dans un contexte oral ou oral avec langage des signes) et présentent un niveau de lecture comparable à celui des participants entendants de même âge chronologique [population âgée de 7 à 16 ans]. De la même façon, Colin, Ecalle, Magnan, et Leybaert (2004) ont montré que l’exposition au LPC permettait l’utilisation d’une procédure d’assemblage phonologique efficace pour identifier des mots écrits au début de l’apprentissage de la lecture. Contrairement aux autres enfants sourds (non exposés au LPC), les performances des enfants sourds exposés au LPC de fin de première primaire ne différaient pas de celles de leurs pairs entendants de même niveau scolaire dans un test d’identification de mots écrits (Ecalle, 2003). Leybaert et collaborateur (Leybaert, 2000 ; Leybaert & Lechat, 2001a) qui ont examiné plus précisément l’effet de l’exposition précoce au LPC, montrent que les enfants sourds exposés précocement au LPC présentent un niveau de lecture similaire (Lobrot, 1973) à celui des enfants entendants contrairement aux autres enfants sourds exposés au LPC tardivement ou pratiquant la langue des signes.