2.3.2. En production écrite

L’intérêt d’évaluer les performances des sourds dans des tâches de production écrite est qu’elles permettent d’explorer la nature des représentations des mots que possède l’enfant sourd. En ce sens que l’analyse des erreurs commises par ces derniers peut constituer une source d’informations importante quant à la stratégie adoptée par les sourds pour orthographier. Les erreurs de type phonologiquement correctes (« sitron » pour « citron » ; « trin » pour « train ») indiquent que les enfants sourds ont des représentations phonologiques adéquates et que celles-ci sont détaillées au niveau segmental ; en revanche les erreurs caractérisées comme phonologiquement incorrectes telles que les erreurs de substitution phonémique (« raison » pour « raisin » ; « tigarette » pour « cigarette »), de transposition de lettres (« belu » pour « bleu » ; « prote » pour « porte »), d’omission de lettres (« oquillage » pour « coquillage» ; « chamagne » pour « champagne »), d’ajout de lettres («moulre » pour « moule ») peuvent être une conséquence des représentations phonologiques sous spécifiées dans lesquelles l’identité de chaque phonème n’est pas clairement définie (Hanson, Shankweiler, & Fischer, 1983). Par ailleurs, la faible occurrence d’erreurs orthographiquement illégales traduirait le fait que les sourds montrent une certaine sensibilité aux propriétés orthotactiques de la langue (à des séquences de lettres fréquentes) (Transler, in press), indiquant qu’ils pourraient développer des connaissances implicites développées sans apport de la phonologie sur l’orthographe des mots.

Comme dans les tâches de lecture que nous avons présentées précédemment, dans les tâches de production, l’effet de régularité est examiné pour avoir des informations quant à la stratégie adoptée par les sourds pour orthographier. Toutes les études qui ont été réalisées dans ce domaine avec des enfants sourds ne sont pas unanimes quant à l’utilisation d’un code phonologique en production écrite par ces derniers.

Dodd (1980) a étudié l’influence de la lecture labiale dans les productions écrites d’adolescents sourds et entendants (âge moyen : 14 ; 5 ans). Des mots réguliers (« problem », punish ») et irréguliers (« stomach », scissors ») sont donnés à l’oral de telle sorte que les enfants sourds doivent les lire sur les lèvres puis les écrire. Les résultats obtenus révèlent un effet de régularité chez les enfants entendants (réguliers : 12.2% d’erreurs vs irréguliers : 37.7% d’erreurs) mais pas chez les enfants sourds (respectivement, 28,8% et 27,2% d’erreurs), suggérant que les enfants sourds mémorisent les mots écrits sous une forme graphémique et non phonologique. L’analyse des erreurs qualitative montre que seulement 7,4% des erreurs commises par les enfants sourds sont phonologiquement adéquates, contre 46,7% chez les enfants entendants. Il est important de noter cependant que la majorité des erreurs commises par les enfants sourds sont des omissions (absence de réponses), indiquant que ces derniers donnent une réponse seulement pour les mots familiers. Il se pourrait que les enfants sourds se basent sur une stratégie logographique, qui permet d’orthographier des mots familiers mais pas les autres mots. Aussi, aurait-il été intéressant d’effectuer un test a postériori (test de reconnaissance écrite ou test de production orale) pour évaluer les connaissances des participants sur le matériel et vérifier cette hypothèse. L’interprétation de ces résultats reste donc difficile.

Dans une autre étude, Padden (1993) a analysé les erreurs de production écrite de jeunes enfants sourds signeurs (4 à 10 ans). L’auteur demande aux participants d’écrire librement des phrases ou des mots en leur demandant ce que cela veut dire. Sur les 185 erreurs analysées, 20% sont des erreurs phonologiquement correctes (« camara » pour « camera »), les autres erreurs sont des transpositions de lettres (« hosue » pour « house »), des oublis de lettres (« umber » pour umbrella ») ou des erreurs de substitution (un mot est écrit à la place de l’autre : « cheale » pour « chair »). Selon l’auteur, il y a une prédominance de la modalité visuelle dans la mémorisation des formes orthographiques des mots chez les sourds. Elle suggère toutefois que les connaissances sur les régularités orthographiques peuvent se développer chez les sourds.

L’étude de Aaron, Keetay, Boyd, Palmatier, et Wacks (1998) qui implique des tâches de productions d’homophones, de closure et de copie d’items montre également que les enfants sourds produisent un faible nombre d’erreurs phonologiquement adéquates. Toutefois, ces auteurs n’ont pas tenté d’analyser d’éventuelles différences individuelles, ni de différences inter-tâches ; leurs données ne permettent pas d’observer si les erreurs phonologiquement correctes sont significatives chez certains sourds (voir, Transler, 1999).

Il est important de souligner que ces différentes études n’ont pas analysé les erreurs commises en tenant compte des particularités du développement des représentations phonologiques chez les sourds, c’est-à-dire en tenant compte des synonymes labiaux. Les études ayant examiné l’effet de régularité dans les tâches de production écrite en tenant compte de ces critères offrent des résultats beaucoup plus convaincants. 

Hanson et al. (1983) ont comparé les performances d’adultes sourds et entendants dans une tâche de closure. Les adultes sourds sont des étudiants universitaires signeurs avec un niveau de lecture moyen de 16 ans. Trois types de mots doivent être produits : des mots réguliers dont l’orthographe peut être dérivée directement de la forme phonologique du mot (« explode »), des mots réguliers dont l’orthographe peut être dérivée à partir d’informations morpho-phonémiques (« beginner ») et des mots opaques dont l’orthographe ne peut être dérivée ni de la structure phonétique ni de la structure morphologique du mot (« fahrenheit »). Le principe du test est de compléter les phrases avec le mot approprié (par exemple, « temperature is measured in degrees F____ »). Les résultats montrent que même si les participants entendants ont des résultats nettement meilleurs que les participants sourds, ces derniers, comme les entendants, sont sensibles à la structure phonologique des mots : leurs performances sont d’autant plus élevées que le matériel est régulier. L’analyse des erreurs montre que la moitié des erreurs commises par les adultes sourds (46,3%, sans tenir compte des synonymes labiaux) sont des erreurs phonologiquement acceptables, indiquant que ces derniers utilisent la structure phonologique des mots pour orthographier. Cependant, ce pourcentage d’erreurs est significativement inférieur à celui des adultes entendants (81,6%). Les participants sourds commettent également un nombre important d’erreurs phonologiquement inadéquates : de substitutions (« torpado » pour « torpedo »), d’omissions (« chamagne » pour « champagne ») et d’ajout de segments phonologiques (« torpedeo » pour « torpedo »). Hanson et al. suggèrent qu’une partie de ces erreurs phonologiquement inadéquates peuvent refléter le fait que les participants sourds se basent sur des informations phonologiquement inadéquates des mots individuels stockés dans leur lexique. Par ailleurs, la différence importante observée entre les scores obtenus par Padden (1993) et les scores obtenus par Hanson et al. (1983) peut s’expliquer par la différence des populations : Padden observe des enfants extrêmement jeunes tandis que l’étude de Hanson et al. (1983) porte sur des adultes sourds ayant de hauts niveaux scolaires.

Leybaert et Alegria (1995) qui ont adopté le même paradigme de closure que Hanson et al. (1983) et présenté également trois types de mots: réguliers sur le plan phonémique, réguliers sur le plan morpho-phonémique et opaques, retrouvent cet effet de régularité chez des enfants sourds éduqués dans une perspective oraliste. Deux groupes d’enfants sourds (âge moyen respectif: 10 ;9 ans et 13 ;3 ans) sont comparés à deux groupes d’enfants entendants (âge moyen respectif : 7 ;5 ans et 9 ;1 ans). Les résultats indiquent que l’effet de régularité orthographique est plus marqué chez les enfants sourds plus âgés que chez les plus jeunes enfants sourds. De plus, les enfants sourds plus âgés commettent proportionnellement plus d’erreurs phonologiquement acceptables que les plus jeunes enfants sourds. La mise en œuvre d’un codage phonologique serait donc plus tardive chez les enfants sourds que chez les enfants entendants chez lesquels cet effet de l’âge n’est pas observé (Shaper & Reitsma, 1993). L’analyse des erreurs confirme que l’orthographe est moins transparente pour les enfants sourds, probablement parce que leurs représentations de la parole sont moins précises et dépendantes de l’information ambiguë délivrée par la lecture labiale. Si la majorité (environ 90%) des erreurs commises par les participants entendants sont compatibles avec la prononciation du mot (ex. « trin » pour « train »), il en est pas de même pour les enfants sourds (21.8% chez les plus jeunes et 37.7% pour les plus âgés). Ils opèrent presque autant (20.7% chez les plus jeunes et 26.2% chez les plus âgés) de substitutions non compatibles avec la prononciation (ex. « banche » pour « bouche », « ourch » pour « ours », « pychama » pour «pyjama »). Ce type d’erreurs indique que les enfants sourds examinés ont une représentation exacte du nombre de phonèmes présents dans le mot, mais qu’ils ne connaissent pas l’identité précise de ces phonèmes. De telles erreurs peuvent provenir du manque de précision de l’information perçue par la lecture labiale, tout en ayant une base phonologique. Enfin (et ceci rejoint le constat de plusieurs auteurs), les enfants sourds font plus d’erreurs de transposition (ex. « belu » pour « bleu », « sorpt » pour « sport ») que les entendants (environ 7% contre 1% respectivement). Ce type d’erreurs révèle que l’enfant n’a pas utilisé, ou a mal utilisé, les correspondances phonème – graphème. On peut penser qu’il a probablement utilisé une voie visuelle, en essayant de se rappeler l’identité des lettres du mot mais en les produisant dans un ordre erroné. L’enfant sourd dépend plus que l’enfant entendant de ce type de stratégie parce que les règles d’orthographe sont moins transparentes pour lui.

Dans une perspective similaire, Burden et Campbell (1994) ont comparé les performances d’enfants sourds éduqués oralement (âge chronologique moyen : 14 ;5 ans ; âge lexique moyen : 9 ; 6 ans) à celles de deux groupes d’enfants entendants appariés au niveau de l’âge chronologique (AC) et au niveau de l’âge lexique (AL) dans une tâche de production de mots d’après des images. Dans cette tâche, les auteurs utilisent le même matériel expérimental que dans la tâche de décision lexicale précédemment citée dans l’exposé. Les résultats montrent que les performances des sourds sont significativement plus élevées que celles des entendants AL pour les trois catégories d’items (réguliers, exceptionnels et inconnus) et inférieures à celles des enfants entendants AC pour les mots exceptionnels et inconnus. De plus, conformément aux résultats de Hanson et al. (1983), les enfants sourds montrent un effet de régularité du matériel: ils orthographient plus facilement les mots réguliers que les mots irréguliers comme les plus jeunes enfants entendants AL, ce qui peut être interprété comme un indice de correspondance grapho-phonologique. Par ailleurs, leurs erreurs sont compatibles avec des approximations phonologiques des mots parlés. En tenant compte de l’ambiguïté engendrée par la lecture labiale, les erreurs sont proches de celles commises par les plus jeunes enfants entendants ; ces données suggèrent donc que les enfants sourds utilisent une stratégie alphabétique pour écrire.

Sutcliffe, Dowker et Campbell (1999)ont proposé une tâche de production de mots d’après des images, similaire à celle de Burden et Campbell (1994), à des enfants sourds profonds signeurs (10 ; 7 ans en moyenne) et des enfants entendants bilingues de même âge chronologique. Les résultats montrent à nouveau des effets de régularité qui traduisent des processus de codage phonologique. L’analyse des erreurs précise que les enfants sourds font significativement plus d’erreurs sur les consonnes que sur les voyelles en comparaison avec les enfants bilingues. Les enfants sourds font plus d’omissions, d’additions et d’erreurs consonantiques. Les enfants bilingues font plus d’erreurs de substitution et vocaliques. Le fait que les sourdsfassent beaucoup d’erreurs consonantiques suggère que la conscience phonologique qu’ils possèdent est basée sur la lecture labiale ; comme mentionné précédemment, les voyelles sont visuellement plus distinctes que les consonnes, un certain nombre de traits est plus ou moins visible.

Il semble donc, d’après ces études, que les enfants sourds éduqués dans un contexte oral et signé, comme les enfants entendants, montrent de meilleures performances pour les mots réguliers que pour les mots irréguliers. Ce qui suggère que les enfants sourds peuvent utiliser une procédure d’assemblage phonologique pour écrire. Toutefois, de ces mêmes études, il apparaît d’une part, que les enfants sourds obtiennent de moins bonnes performances que les entendants pour les mots réguliers et d’autre part, qu’ils produisent peu de fautes d’orthographe considérées comme phonologiquement adéquates (Aaron et al., 1998 ; Burden & Campbell, 1994 ; Dodd, 1980 ; Hanson et al., 1983 ; Leybaert & Alegria, 1995). Ces observations indiquent que les enfants sourds bénéficient moins des régularités entre la phonologie et l’orthographe que les enfants entendants. Une des raisons pouvant expliquer ces difficultés est que les enfants sourds ont pour principale entrée phonologique la lecture labiale et que celle-ci délivre des informations incomplètes. Des représentations phonologiques sous spécifiées peuvent donc être insuffisantes pour permettre aux enfants sourds d’extraire de telles régularités. Il est donc légitime de penser que les enfants sourds exposés précocement au LPC qui sont capables de développer des représentations phonologiques précises (Charlier & Leybaert, 2000) pourront extraire des régularités entre les lettres (ou groupes de lettres) et les combinaisons spécifiques des clés manuelles et mouvements labiaux qui délivrent une information phonologique pleinement spécifiée. Si c’est le cas, ces derniers produiront un taux similaire de réponses phonologiquement adéquates à celui des enfants entendants, pour les mots de haute fréquence aussi bien que pour les mots de basse fréquence ; leurs performances contrasteront avec celles des autres enfants sourds, y compris les enfants sourds exposés au LPC n’ayant pas bénéficié de cette exposition précocement.

L’étude de Leybaert (2000) s’inscrit dans cette perspective de recherche. Trois groupes d’enfants appariés sur leur niveau général en orthographe sont testés : des enfants sourds exposés au LPC précocement (« LPC-M », âge moyen : 8 ;10 ans), ou tardivement (« LPC-E », âge moyen : 11 ;1 ans) et des enfants entendants (âge moyen : 8 ;9 ans). Les enfants avaient pour consigne d’orthographier des mots de haute et basse fréquence suggérés par un dessin et/ou par une phrase contextuelle. Les résultats révèlent que la majorité des erreurs commises par les enfants sourds LPC-M tout comme les enfants entendants sont des erreurs phonologiques adéquates, c’est-à-dire des erreurs qui respectent la prononciation des mots (par exemple, produire « lapain » au lieu de « lapin ») et ce, quelle que soit la fréquence des mots (haute vs basse). Ceci indique qu’ils se basent sur les règles de correspondances phonème-graphème pour orthographier. Ces résultats contrastent avec ceux des enfants sourds LPC-E dont le nombre d’erreurs phonologiques adéquates est significativement plus faible, en particulier lorsqu’il s’agit d’orthographier des mots de basse fréquence, suggérant une faible capacité à utiliser les règles de correspondances graphème-phonème. Ces derniers commettent davantage d’erreurs de transposition qui ne respectent pas la structure phonologique du mot cible. Ce qui est consistant avec les résultats des études précédemment évoquées (Hanson et al., 1983 ; Leybaert & Alegria, 1995). Ces données révèlent qu’une exposition précoce à une entrée phonologique pleinement spécifiée est un facteur critique quant à l’utilisation efficace des correspondances graphème-phonème.

Effet de dominance graphème-phonème

Un autre aspect abordé dans l’étude de Leybaert (2000) est l’effet de dominance graphème-phonème (caractéristique statistique des correspondances graphème- phonème, Alegria & Mousty, 1994) sur les performances. En français, les correspondances phonème –graphème sont très inconsistantes. Il peut exister une ou plusieurs relations entre phonèmes et graphèmes (Peereman & Content, 1999 ; Véronis, 1986 ; Ziegler, Jacobs, & Stone, 1996 ; Ziegler, Stone, & Jacobs, 1997). Les correspondances phonème-graphème « graphonèmes » ont différentes fréquences dans l’orthographe française. Certaines sont plus fréquentes que d’autres ; par exemple, le phonème /έ/ à la fin des mots est plus fréquemment transcrit par le graphème IN que par les graphèmes AIN et EIN. Le premier peut être qualifié de graphème dominant alors que les suivants peuvent être qualifiés de graphèmes non dominants. L’orthographe correcte de ces transcriptions peut fournir des informations importantes à propos des procédures utilisées pour orthographier. Orthographier une transcription dominante peut être possible à partir de l’application des règles de correspondances phonème-graphème (règles dominantes) ; en revanche, une représentation orthographique des mots semble nécessaire pour orthographier une transcription non dominante. Dans ce dernier cas, des transcriptions appropriées apparaissent d’abord pour les mots de haute fréquence puis sur les mots de basse fréquence (Alegria & Mousty, 1994). Il est possible que les enfants qui ont des représentations phonologiques inadéquates bénéficient moins de la générativité des correspondances phonème-graphème. Si les phonèmes sont pauvrement spécifiés, ils sont connectés avec un nombre plus important de graphèmes. Par exemple, le phonème /έ/ a une image similaire en français au phonème /Є/, et peut donc être orthographié non seulement IN, AIN, EIN, mais aussi AI, E, EI. Cela rend l’extraction d’une règle de dominance plus difficile. Par conséquent, ces enfants n’orthographieront pas les mots de basse fréquence contenant le phonème /έ / systématiquement avec le graphème IN.

Trois phonèmes comportant des transcriptions dominantes et non dominantes sont sélectionnés par Leybaert (2000) (/s/, /k/ et /έ/). Les graphonèmes dominants sont : /s/ au début des mots et avant les lettres E et I orthographié avec le graphème S. /k/ au début des mots et avant les lettres A et O orthographié C et /έ/ à la fin des mots orthographié IN. Les transcriptions non dominantes de ces trois phonèmes dans le même contexte orthographique sont : C, QU, et AIN. De manière générale, les résultats indiquent que l’ensemble des groupes (LPC-E, LPC-M et Entendant) utilise les règles de correspondances phonème-graphème pour orthographier. Le groupe LPC-E, cependant, utilise plus de graphèmes qui ne peuvent être prononcés comme le phonème cible. Ils ne bénéficieraient donc pas de la possibilité d’orthographier les graphonèmes présents dans les mots de basse fréquence comme c’est le cas pour les entendants et LPC - M. Ces résultats ont été confirmés dans l’étude de Leybaert et Lechat (2001b) et enrichis dans le sens où elles précisent comme dans l’étude de Charlier et Leybaert (2000) que le facteur exposition précoce à une entrée phonologique spécifiée est un facteur critique quant à l’utilisation des correspondances graphème-phonème.

L’objectif de Leybaert et Lechat (2001b), était d’examiner si la nature de l’expérience linguistique (LPC vs Langage des signes (LS)) et la précocité d’une telle expérience (précoce vs tardive) déterminent l’utilisation de correspondances phonème-graphème pour orthographier un mot.

Si une exposition précoce à un langage pleinement spécifié est une condition critique pour l’acquisition des correspondances phonème-graphème, les enfants éduqués précocement avec le LPC (LPC-M) ou la langue des signes (LS-M) à la maison montreront un effet de dominance plus important que les enfants sourds éduqués tardivement avec le LPC (LPC-E) ou la langue des signes (LS-E) à l’école. Alternativement, si l’exposition au LPC représente le facteur critique, les enfants sourds LPC-M et LPC-E montreront un effet de dominance plus important que les enfants sourds LS-E et LS-M. Finalement si les deux conditions sont nécessaires, les enfants sourds LPC-M montreront un effet dedominance plus important que les trois autres groupes d’enfants sourds. Afin de tester ces différentes hypothèses, elles ont proposé une tâche similaire à celle de Leybaert (2000) à des enfants sourds profonds et entendants ayant entre 6 ;10 ans et 14 ; 7 ans de contexte et d’expérience linguistique différent (LPC (précoce vs tardif) vs Langue des signes (précoce vs tardif)).

Les résultats révèlent que seuls les groupes LPC-M et Entendant orthographient mieux les graphèmes dominants que les graphèmes non dominants, et que cet effet de dominance est plus large pour les mots de basse fréquence que pour les mots de moyenne et haute fréquence. Ces derniers commettent également davantage d’erreurs phonologiquement adéquates que les autres enfants sourds. Lorsqu’il s’agit d’orthographier un mot pour lequel ils n’ont pas une représentation orthographique pleinement détaillée, ces derniers utilisent une représentation phonologique adéquate (Charlier & Leybaert, 2000) et appliquent une correspondance dominante entre phonème-graphème. Il semble donc que l’exposition précoce à un langage naturel et un langage ayant une structure phonologique du langage oral sont des conditions nécessaires pour le développement d’une utilisation adéquate des correspondances phonème-graphème. Les autres enfants sourds commettent significativement moins d’erreurs phonologiquement adéquates, suggérant qu’ils possèdent des représentations phonologiques sous spécifiées ne leur permettant pas de d’appliquer correctement les règles de correspondances phonème-graphème. Cela se caractérise par des erreurs de substitution (e.g., écrire « moule » au lieu de « moulin »), en particulier chez les participants LS ; ces derniers semblent davantage se fier à leurs connaissances orthographiques (Perfetti & Sandak, 2000).

Par ailleurs, les groupes ne diffèrent pas sur la proportion d’erreurs illégales. Peut-être que les enfants sourds acquièrent une sensibilité aux principes orthographiques légaux à travers une analyse visuelle de l’orthographe du mot (Padden, 1993), indépendamment du leur habileté phonologique. Cette sensibilité aux propriétés « orthotactiques » a été montrée dans de nombreuses études. Les enfants sourds perçoivent et mémorisent mieux les non mots légaux que les non mots illégaux(Hanson et al., 1983 ; Olson & Caramazza, in press ; Transler & Reitsma, in press).

Sensibilité aux propriétés orthotactiques

Les enfants qui ont de faibles habiletés phonologiques pourraient-ils en compensation développer des connaissances implicites sur l’orthographe sans apport de la phonologie? Dans quelle mesure ces connaissances pourraient- elles faciliter l’apprentissage de la lecture ?

Afin d’observer si les sourds peuvent développer une sensibilité orthotactique, Transler et Reitsma (in press) ont testé des enfants sourds sévères et profonds néerlandais âgés de 9 ;8 ans en moyenne et des enfants entendants (âge moyen : 7 ;2 ans) appariés sur le niveau de lecture. Contrairement à l’anglais ou au français, le néerlandais est une langue dans laquelle les relations graphème-phonème sont très régulières. Les enfants ont pour consigne d’écrire correctement les mots correspondant aux images présentées (la première lettre était donnée pour éviter les erreurs lexicales). Les erreurs d’orthographe sont analysées en considérant la légalité orthographique et non les caractéristiques phonologiques des items écrits. Les résultats révèlent des pourcentages très élevés d’erreurs d’orthographe respectant la légalité orthographique (83% à 87%) chez les sourds; ces scores ne différent pas significativement des ceux observés dans le groupe contrôle. Ces données suggèrent que le niveau de sensibilité orthotactique des enfants sourds est équivalent à celui des enfants entendants de même âge de lecture. De manière générale, cette étude montrent que les enfants sourds apprentis lecteurs présentent une bonne sensibilité aux propriétés orthotactiques de la langue néerlandaise.

Dans une perspective similaire, Olson et Caramazza (in press) ont proposé une tâche de production écrite à 23 étudiants sourds signeurs (âge moyen : 19 ans) et entendants (âgés entre 15 et 18 ans). Les participants devaient écrire des mots présentés au préalable à l’oral et en langue des signes dans des phrases écrites incomplètes. Les résultats montrent que les étudiants sourds, comme les étudiants entendants commettent peu d’erreurs orthographiques illégales (respectivement, 6,7% par les sourds et 9, 4% par les entendants).

Harris et Moreno (in press) ont proposé une tâche de légalité orthographique à deux groupes d’enfants sourds sévères et profonds âgés respectivement de 8 ans (« JS ») et de 14 ans (« AS ») et à des enfants entendants de même âge chronologique (« JAC » vs « AAC ») et de niveau de lecture similaire (« JAL » vs « AAL », respectivement, 6 ; 7 ans pour les plus jeunes et 9 ; 5 ans pour les plus âgés). La tâche consiste à présenter sur ordinateur l’image d’un monstre ; les enfants doivent trouver le nom de ce monstre parmi 4 séries de lettres données dont une seule est légale et donc correcte. Les séries illégales comportent un bigramme qui n’existe pas en anglais dans la position où il est donné ; par exemple, la série de lettres « FILV » est illégale car la séquence LV n’existe pas en anglais, en position finale. Les résultats montrent que les jeunes enfants sourds (JS) ont des scores significativement inférieurs (5.38 réponses correctes sur 17) à ceux des autres groupes (« JAC » (8.47), et « AAL » (10.15), « AS » (11.70)). Aucune différence significative n’est observée entre les sourds plus âgés et leurs homologues entendants. Les enfants sourds ne montrent donc pas d’habiletés orthographiques supérieures à des entendants de même niveau de lecture. Cependant, des analyses de régression révèlent que les performances obtenues dans cette tâche sont un prédicteur significatif des habiletés en lecture à la fois chez les jeunes et les plus âgés enfants sourds, alors que ce n’est pas le cas chez les 2 groupes d’enfants entendants de même niveau de lecture. La question est de savoir si les connaissances orthographiques des enfants sourds augmentent dès qu’ils apprennent à lire plus de mots ou si elles favorisent l’apprentissage de la lecture. L’augmentation des connaissances orthographiques avec la lecture est clairement montrée étant donné que ces connaissances chez le groupe d’enfants sourds plus âgés sont significativement supérieures à celles des plus jeunes enfants sourds. En revanche, seule une étude longitudinale pourrait répondre au rôle causal des connaissances orthographiques.

Ces recherches sont toutes récentes. D’autres investigations sont nécessaires pour examiner si ces connaissances pourraient effectivement aider les enfants sourds à compenser leur déficit.

Prises ensemble, ces données montrent que les enfants sourds éduqués dans un contexte oral et signé n’utilisent pas le codage phonologique avec la même étendue que les enfants entendants. Les représentations phonologiques qu’ils ont élaborées ne sont pas assez précises pour être utilisées efficacement dans les tâches les requérant. Ces enfants sourds pourraient s’appuyer sur une stratégie de lecture orthographique qui se développerait indépendamment du développement des habiletés à utiliser la conversion graphème-phonème, comme suggéré par le modèle de double fondation du développement orthographique de Seymour (1997) ; ce modèle indique que les enfants peuvent développer une certaine sensibilité orthographique à des séries de lettres fréquentes du langage écrit en dépit de leur difficulté à maîtriser le traitement du codage phonologique. Il se pourrait que cela soit le cas des enfants sourds, mais cela reste une hypothèse et requiert donc d’autres investigations.

Cet exposé a également permis de mettre en exergue l’apport d’une exposition précoce à une entrée phonologique bien spécifiée sur le plan phonologique dans les diverses activités cognitives examinées. Les enfants sourds qui bénéficient de cette entrée montrent des performances qui ne diffèrent pas de celles des entendants.