Problématique

De nombreuses études longitudinales ont montré un lien causal entre habiletés phonologiques précoces et plus tard le développement de la lecture et de l’écriture (Bradley & Bryant, 1983 ; Lundberg et al., 1980). Les enfants entendants qui développent précocement des habiletés phonologiques ont de meilleurs performances en lecture que ceux qui ne montrent pas ces habiletés (Bryant et al., 1990 ; Chaney, 1992). Les habiletés phonologiques précoces sont habituellement évaluées dans des tâches impliquant une sensibilité aux similitudes phonologiques que partagent certains mots. Chez les enfants entendants, cette sensibilité émerge spontanément vers l’âge de 3-4 ans (Read, 1978 ; Slobin, 1978), avec certaines différences individuelles liées à la qualité de leur productions orales (Webster & Plante, 1995) et au niveau de vocabulaire (Fowler, 1991 ; Metsala & Walley, 1998). Cette habileté résulte d’un développement linguistique naturel et apparaît avant le contact avec l’instruction de la lecture (Morais et al., 1986).

Les enfants sourds en général présentent des difficultés en lecture. Le niveau de lecture d’adolescents sourds, éduqués oralement et en âge de quitter l’école secondaire, équivaut à celui des enfants entendants d’environ neuf ans (Allen, 1986 ; Chamberlain & Mayberry, in press). Le développement des habiletés phonologiques n’est cependant pas impossible chez les personnes sourdes. Des évidences pour les habiletés à la rime ont été trouvées chez des adolescents et adultes sourds lettrés, éduqués dans un contexte oral et signé (Campbell & Wright, 1988 ; Charlier & Leybaert, 2000 ; Dodd & Hermelin, 1977 ; Hanson & Fowler, 1987 ; Hanson & MacGarr, 1989 ; Parasnis, 1996 ; Sterne, 1996 ; Sterne & Goswami, 2000). Dans ces études, l’habileté à la rime des participants sourds est fortement influencée non seulement par la similarité orthographique mais aussi par la similarité labiale et articulatoire, indiquant que les sourds peuvent utiliser d’autres informations que celles des entendants afin de juger si deux mots présentent une similarité phonologique ou non. De plus, l’habileté à la rime est fortement liée à l’habileté en lecture.

Ces données laissent ouverte la question de savoir si ‘« ces habiletés phonologiques précèdent ou suivent la réussite en lecture chez les individus sourds profonds. Est-ce que les individus sourds profonds deviennent bons lecteurs parce qu’ils ont développé des habiletés phonologiques précoces avant l’apprentissage de la lecture ou les ont-ils développées après être devenus de bons lecteurs? »’(Goldin-Meadow & Mayberry, 2001, p.223). Une bonne manière de répondre à cette question est de conduire une étude longitudinale dans laquelle seraient mesurés d’une part, le niveau d’habiletés phonologiques chez les sourds avant l’apprentissage de la lecture et d’autre part, leur niveau de lecture ultérieur.

A notre connaissance, dans la littérature, il existe une seule étude longitudinale (Harris & Beech, 1998), dans laquelle des enfants sourds éduqués dans un contexte oral et signé et entendants sont évalués sur leurs habiletés phonologiques au début de leur première année d’instruction formelle de la lecture et en lecture à différents moments de la première année de primaire. Les résultats de cette étude indiquent que les performances des enfants sourds sont considérablement plus faibles (60,5%) que celles des enfants entendants (81,1%). Celles-ci sont toutefois corrélées avec les progrès en lecture durant la première année de scolarisation à la fois pour les enfants sourds et pour les enfants entendants. Cependant, les enfants sourds font considérablement moins de progrès en lecture durant la première année de scolarisation. Ces données peuvent s’expliquer par le fait que les enfants sourds, en l’absence de stimulations auditives, développent des habiletés phonologiques sous spécifiées ne permettant pas l’élaboration d’un assembleur phonologique performant, comme c’est le cas chez les enfants entendants. Ces résultats sont néanmoins intéressants dans le sens où ils suggèrent que si les sourds pouvaient acquérir de bonnes habiletés phonologiques, ils n’auraient pas de difficultés particulières dans l’apprentissage du système alphabétique comme le français ou l’anglais dans lesquels les lettres sont converties en sons. Une évidence pour une utilisation normale du codage phonologique par les lecteurs sourds pourrait alors être observée, comme c’est le cas pour les enfants entendants.

Une façon d’améliorer les habiletés phonologiques des enfants sourds consiste à utiliser le Langage Parlé Complété (LPC) ou en anglais, Cued Speech (CS). La combinaison de gestes manuels et des mouvements labiaux permet la perception complète du message oral. L’effet du LPC sur le développement de l’habileté à la rime a été documenté dans deux récentes études, chez des étudiants (LaSasso et al., 2003), et enfants sourds (Charlier & Leybaert, 2000). Les résultats montrent de façon générale, que l’exposition au LPC, en particulier lorsqu’elle est précoce et intensive, favorise le développement de représentations phonologiques précises. Les performances observées chez les sourds qui sont exposés précocement au LPC sont plus élevées que celles des sourds qui n’y sont pas exposés et comparables à celles des entendants.

Est-il possible que les enfants prélecteurs sourds exposés précocement au LPC développent des habiletés à la rime à un niveau similaire de celui des enfants entendants ? Et si c’est le cas, est-ce que ces habiletés pourraient être un bon prédicteur de la réussite ultérieure en lecture ? Dans l’étude de Charlier et Leybaert (2000), un échantillon d’enfants sourds prélecteurs exposés précocement au LPC âgés de 5 ans a montré des habiletés à juger des rimes équivalentes à celles des enfants entendants de même âge chronologique. Cela suggère que quand les enfants sourds bénéficient d’une entrée linguistique précoce et phonologiquement bien spécifiée, telle que le LPC, ils développent une sensibilité à la rime avant l’apprentissage de la lecture, comme les enfants entendants. Jusqu’à maintenant, aucune recherche n’a examiné si ces habiletés à la rime développées chez les enfants sourds exposés précocement au LPC pouvaient favoriser la réussite ultérieure en lecture, ni si ces derniers faisaient une utilisation similaire du codage phonologique en reconnaissance de mots écrits quand comparés aux enfants entendants. Notre étude s’inscrit dans cette perspective de recherche.

Selon Gombert (in press), ‘« la possibilité pour le sourd prélingual de devenir lecteur expert dépendrait en partie de l’élaboration des organisations phonologiques en mémoire, elle-même dépendante d’une exposition intensive aux contrastes phonologiques dans les toutes premières années de la vie »’. Une exposition précoce au LPC pourrait favoriser ce cheminement dans le sens où les enfants sourds qui en bénéficient, pourraient effectivement avoir accès aux contrastes phonologiques sans effort avant l’apprentissage de la lecture et ainsi posséder en mémoire des représentations phonologiques précises et organisées. Ceci, si l’on considère que l’accès aux contrastes phonologiques peut-être une activité amodale (préprogrammation du système à percevoir sans modalité d’entrée précise). Cet apprentissage implicite jouerait un rôle central dans l’installation des automatismes de lecture puisque lors de l’apprentissage de la lecture, l’attention des enfants sourds exposés précocement au LPC pourrait être allouée plus spécifiquement aux apprentissages explicites, en l’occurrence à l‘application des règles de correspondance graphème-phonème. Ce qui ne serait pas le cas des autres enfants sourds qui acquièrent le langage très tardivement. Ces derniers qui n’auront pas développé une bonne intégration de ces contrastes précocement et qui auront stocké peu de représentations lexicales structurées en mémoire, devront allouer beaucoup d’attention sur ce point au détriment de la lecture automatique. Leur apprentissage implicite pourrait alors se limiter à la prise en compte de régularités n’impliquant pas la phonologie telles que les propriétés orthotactiques (Harris & Moreno, in press ; Olson & Caramazza, in press ; Padden, 1993 ; Transler & Reitsma, in press). Les différences interindividuelles observées chez les sourds en lecture pourraient donc s’expliquer par la capacité à analyser consciemment le langage en phonèmes au début de l’apprentissage de la lecture qui serait facilitée par une bonne organisation phonologique en mémoire.

Pour apporter une contribution aux connaissances concernant le lien entre le développement d’habiletés phonologiques précoces et l’acquisition ultérieure du code écrit chez les enfants sourds éduqués dans un contexte linguistique différent (sans LPC, avec LPC précoce vs tardif), nous avons réalisé une étude longitudinale. Dans cette étude qui s’échelonne de la troisième maternelle à la seconde primaire diverses épreuves phonologiques, de lecture et d’écriture sont administrées en fonction du niveau scolaire des enfants.

Deux objectifs principaux guident une étude longitudinale. Le premier est d’évaluer le développement de compétences spécifiques au cours de la période étudiée ; le second est de cerner le pouvoir prédictif des différentes compétences évaluées à un moment donné sur les compétences développées ultérieurement. C’est pourquoi la présentation de notre étude s’effectuera en deux temps.

Dans un premier temps, nous évaluerons le développement des compétences respectives des différents groupes d’enfants sourds et entendants dans les tâches phonologiques, de lecture et d’écriture au cours de ces trois ans. Les résultats observés permettront de répondre à la question suivante. Dans quelle mesure une exposition précoce au LPC peut-elle contribuer au développement de ces compétences chez les enfants sourds? Si le développement des représentations phonologiques précises est favorisé par une exposition précoce à une entrée phonologique bien spécifiée telle le LPC, nous pouvons nous attendre à ce que ces enfants sourds acquièrent des scores plus élevés que les autres enfants sourds dans les tâches phonologiques proposées dès la troisième maternelle et au cours des deux années suivantes ; leur taux de réussite en lecture (recodage phonologique et compréhension) et en écriture mesuré en première et en seconde primaire ne sera pas différent de celui des enfants entendants. Ils auront recours à une stratégie phonologique pour résoudre les tâches de lecture et d’orthographe. En revanche, les autres enfants sourds dont les représentations phonologiques sont imprécises, utiliseront d’autres stratégies de type logographique pour y parvenir.

Dans un second temps, nous examinerons l’aspect prédictif que peuvent revêtir certaines compétences mesurées au cours de cette étude. Deux questions seront traitées : La première concerne le pouvoir prédictif des habiletés phonologiques précoces sur la réussite ultérieure en lecture et en écriture chez les enfants sourds et entendants. Si les enfants sourds sont capables de réussir des tâches impliquant des habiletés phonologiques précoces en troisième maternelle, alors il est possible que leur réussite en lecture et en écriture durant les deux années suivantes de scolarisation résulte de ces connaissances phonologiques acquises précocement, comme cela est généralement le cas chez les enfants entendants. La deuxième question fait référence à la relation réciproque entre habiletés phonologiques, lecture et écriture. L’ensemble des représentations phonologiques des enfants sourds pourrait se développer seulement sous l’effet de l’instruction formelle de la lecture.

L’instruction formelle de la lecture pourrait avoir un impact sur le développement de représentations phonologiques des enfants sourds dans le sens où elle permet à l’enfant de prendre conscience que la langue orale est composée d’unités non signifiantes que sont les phonèmes. Chez les enfants entendants, l’instruction formelle de la lecture favorise le développement d’une conscience phonologique. Nous prédisons donc que le contact avec le système alphabétique favorisera le développement d’une conscience phonologique pour les enfants qui entrent en première primaire avec de pauvres habiletés phonologiques. Cela pourrait être le cas de certains enfants sourds, en particulier ceux ne bénéficiant pas d’une exposition précoce à une entrée linguistique appropriée.

Des analyses complémentaires seront également réalisées et exposées dans cette dernière partie, sur la population sourde en particulier. Notre objectif est double : (1) Examiner d’une part, l’aspect prédictif de certaines variables individuelles pouvant affecter le développement des représentations phonologiques et par conséquent l’acquisition du code écrit, à court terme ou à long terme. Ces variables sont les compétences orales (intelligibilité de la parole, perception de la parole), le fait d’être intégré ou non dans une école ordinaire et le fait d’être muni ou non d’un implant cochléaire. (2) D’autre part, déterminer plus précisément à travers une analyse de déviance, quel(s) enfant(s) sourd(s) présente(nt) un profil différent des autres enfants sourds. L’examen de ses (leurs) caractéristiques personnelles permettra alors de dégager autant que possible les facteurs pouvant favoriser ou non le développement de représentations phonologiques précises et ainsi l’acquisition du code phonologique.