1.3. Discussion (Expériences 1 et 2)

Nos résultats confirment la prédiction selon laquelle les enfants sourds pourraient développer des habiletés phonologiques avant l’apprentissage de la lecture. L’hypothèse selon laquelle l’exposition précoce au LPC pourrait constituer un facteur critique quant aux performances observées dans la tâche de jugement de similarité phonologique et de génération de rimes n’est pas strictement vérifiée.

En effet, les enfants sourds prélecteurs de notre étude sont effectivement sensibles aux similitudes phonologiques. Ceci est visible notamment dans la tâche de jugement de similarité où le score moyen obtenu pour tous les participants sourds était de 70 % (score au-dessus du niveau du hasard). Par ailleurs, il semble que l’exposition au LPC contribue au développement naturel des habiletés phonologiques précoces dans le sens où dans la tâche de jugement de similarité phonologique, les performances des enfants entendants ne différaient pas de celles des deux groupes LPC et seulement du groupe LPC-M dans la tâche de génération de rimes. Alors que le groupe Oral montre des performances significativement plus faibles que celles des entendants dans les deux tâches. L’absence de différence entre les deux groupes d’enfants exposés au LPC ne nous permet pas toutefois de conclure à un effet critique du facteur exposition « précoce » au LPC sur la capacité à juger et générer des rimes avant l’apprentissage de la lecture. Cela peut sembler surprenant si l’on considère le fait que l’exposition précoce à une entrée phonologique bien spécifiée telle que le LPC a un effet marqué en orthographe, sur l’acquisition de la lecture, et en mémoire à court terme (Leybaert, 2000 ; Leybaert, & Charlier, 1996 ; Leybaert & Lechat, 2001a-b). Ces deux séries de données ne sont pas nécessairement contradictoires. Cette absence de différence pourrait s’expliquer par la nature du traitement que requièrent les tâches que nous avons proposées.Ces tâches n’impliquent pas un traitement explicite de la langue orale, seulement une sensibilité aux similitudes phonologiques que partagent certains mots ; si l’on considère que les enfants sourds exposés précocement au LPC diffèrent des autres enfants sourds en ce qui concerne le développement précoce de connaissances implicites sur les différents contrastes phonologiques de la langue orale, il est possible que cette différence soit mise en valeur seulement lorsque la tâche implique un traitement analytique de la langue orale et non global. Par ailleurs, dans l’étude de Charlier et Leybaert (2000), seules les performances des enfants sourds LPC-M ont été comparées à celles des entendants.

Dans la tâche de jugement de similarité phonologique, les facteurs Unité linguistique (syllabe vs rime) et Distracteurs (labial vs non labial) ont été manipulés. Les résultats montrent, conformément à nos hypothèses, que les 4 groupes (sourds et Entendant) détectaient plus facilement l’item cible partageant une syllabe finale commune avec le modèle que l’item cible qui partageait une rime commune, indiquant que la tâche était plus facile lorsque les mots partageaient une unité plus large. Ces données sont conformes à celles observées dans la littérature. De plus, en dehors du fait que la syllabe est une unité facilement identifiable à l’oral (Alegria & Morais, 1989), nous pourrions donner comme autre interprétation que la taille du recouvrement entre les items cible et modèle est plus importante lorsqu’ils partagent une syllabe commune que lorsqu’ils partagent une rime commune ; ce qui a pu rendre plus facile la perception de la syllabe chez les enfants sourds que celle de la rime.

Par ailleurs, un effet de similarité labiale est observé aussi bien chez les enfants sourds que chez les enfants entendants. Cet effet est également présent dans l’étude de Charlier et Leybaert (2000). Il se pourrait donc que les représentations phonologiques des enfants prélecteurs ne soient pas aussi détaillées que celles des lecteurs, même dans le cas des enfants entendants (voir Fowler, 1991 ; Metsala & Walley, 1998 ; Walley, 1993). Cette tâche a pu donc être traitée sur la base d’une sensibilité globale aux similitudes phonologiques (Cardoso-Martins, 1994) quel que soit le statut auditif des enfants. D’autre part et compatible avec les hypothèses de plusieurs auteurs, ces données suggèrent qu’aussi bien les informations auditive que visuelle délivrée par la lecture labiale prennent part au développement des habiletés phonologiques (Campbell et al., 1998 ; Dodd & Campbell, 1987 ; Kuhl & Meltzoff, 1982 ; McGurk & MacDonald, 1976 ; Massaro, 1987 ; MacDonald & McGurk, 1978). Les enfants commettraient donc plus d’erreurs lorsque les conditions impliquent un distracteur labial que lorsqu’elles impliquent un distracteur non labial parce que les premiers sont plus proches de l’item modèle du point de vue articulatoire.

Dans l’ensemble, ces données indiquent que les enfants sourds prélecteurs peuvent développer une sensibilité phonologique au niveau de la syllabe et de la rime, comme le font les enfants entendants. Cette habileté, décrite comme une habileté phonologique précoce acquise de façon implicite, est différente de l’habileté phonologique explicite ou « méta-phonologique » dans le sens où la réussite aux tâches impliquant cette habileté peut dépendre d’une attention globale portée à la forme des mots oraux et non d’une analyse de leur structure phonologique (Gombert, in press). Comment se développe cette nouvelle habileté « méta-phonologique » chez les enfants sourds, acquise normalement sous l’effet de l’instruction de la lecture chez les enfants entendants ?