1.2. Discussion

La présentation de cette tâche d’orthographe avait pour objectif d’évaluer l’utilisation de la médiation phonologique pour écrire et l’étendue du lexique orthographique des enfants sourds de seconde année de primaire. Deux profils différents de scripteurs étaient supposés : ceux qui utilisaient les correspondances phonème-graphème : les enfants sourds LPC-M et entendants, et ceux qui ne les utilisaient pas : les autres enfants sourds (Oral et LPC-E), compte tenu du fait que leurs représentations phonologiques seraient plus pauvres, plus incomplètes que celles des enfants sourds LPC-M qui bénéficiaient d’une entrée phonologique adéquate depuis leur petite enfance.

Sur les scores graphémiques, nous avons observé seulement une différence significative entre le groupe Entendant et le groupe d’enfants sourds Oral ; les performances des trois groupes d’enfants sourds ne différaient pas significativement entre elles ni celles des groupes exposés au LPC et Entendant. Pour l’ensemble des participants, orthographier une transcription dominante était plus facile qu’une transcription non dominante. L’effet de fréquence des mots était moins marqué chez les enfants entendants et sourds LPC-M que pour les enfants sourds Oral et LPC-E. La différence de performances entre les groupes LPC-M et Entendant avec les deux autres groupes Oral et LPC-E était plus marquée lorsque les mots étaient de basse fréquence que lorsque les mots étaient de moyenne et haute fréquence. Les analyses effectuées sur les erreurs graphémiques indiquaient que les enfants sourds LPC-M et entendants commettaient en général, davantage d’erreurs phonologiques adéquates et moins d’erreurs phonologiques inadéquates que les autres enfants sourds ; ceci suggère que lorsque les enfants sourds LPC-M et entendants devaient orthographier un mot dont ils n’avaient pas une représentation orthographique suffisamment détaillée, ces derniers utilisaient une représentation phonologique adéquate (Charlier & Leybaert, 2000 ; Leybaert, 2000 ; Leybaert & Lechat, 2001b) en appliquant des correspondances dominantes entre les phonèmes et les graphèmes. L’analyse des erreurs sur les mots indiquait le même profil de résultats pour les erreurs phonologiques inadéquates (orthographe légale); moins de mots phonologiquement inadéquats étaient produits par les groupes d’enfants sourds LPC-M et entendants. En revanche, aucune différence significative n’était observée sur le nombre d’erreurs illégales entre les différents groupes (sourds et Entendant). Ces données suggèrent qu’il est possible que les enfants sourds, en particulier les enfants sourds Oral et LPC-E montrent une sensibilité aux principes de légalité orthographique à travers une analyse visuelle de l’orthographe des mots (Padden, 1993), indépendamment de leurs habiletés phonologiques. Ce point nécessite toutefois d’autres investigations.

Les profils

Contrairement à nos prédictions, seul le groupe Entendant semblait correspondre au premier profil décrit ; en effet, c’est le seul groupe ayant montré un effet significatif du facteur dominance et une interaction significative entre les facteurs Dominance graphémique et Fréquence des mots. Les graphèmes dominants étaient mieux orthographiés que les graphèmes non dominants, et l’effet de Dominance graphémique était plus grand pour les mots de basse fréquence que pour les mots de moyenne et haute fréquence. Comme attendu, leurs principales erreurs étaient des erreurs phonologiques adéquates.

En dépit du fait que l’interaction entre les facteurs Dominance graphémique et Fréquence des mot n’était pas, comme attendu, significative chez les enfants sourds LPC-M, ces derniers orthographiaient mieux les graphèmes dominants que les graphèmes non dominants et leurs performances étaient significativement plus élevées lorsque les graphèmes à orthographier étaient inclus dans des mots de haute fréquence, comme pour les enfants entendants. Néanmoins, il est important de souligner qu’ils commettaient autant d’erreurs phonologiques adéquates que d’erreurs phonologiques inadéquates. Elles sont peu nombreuses comparées à celles données par les autres enfants sourds.

Les autres groupes d’enfants sourds Oral et LPC-E montraient le même profil de résultats que le groupe LPC-M à la différence près que ces derniers commettaient significativement plus d’erreurs phonologiques inadéquates que d’erreurs phonologiques adéquates, suggérant une plus faible habileté à utiliser de façon efficace les règles de correspondances phonème-graphème. L’hypothèse explicative de ces erreurs peut être un niveau de représentations phonologiques peu adéquat, une déficience dans la segmentation de ces représentations ou une difficulté dans l’attribution d’un graphème au phonème. En général, les enfants sourds n’ayant pas été exposés précocement à une entrée phonologique adéquate ont des représentations phonologiques sous spécifiées (voir étude de Charlier & Leybaert, 2000). Dans la présente étude, celles–ci entraînent ces derniers à appliquer de mauvaises correspondances entre les phonèmes et les graphèmes. Il est possible qu’ils aient besoin de plus d’exposition à l’écrit pour acquérir une orthographe correcte pour transcrire les graphèmes dominants aussi bien que les graphèmes non dominants. Il peut être également envisagé que pour ces derniers ces erreurs ne soient pas non conventionnelles comme cela serait le cas pour tout adulte entendant (Burden & Campbell, 1994 ; Leybaert & Alegria, 1995).En effet, il est possible que ces derniers traitent l’information de manière phonologique mais que cela se traduise en fait pas l’application à un phonème d’une lettre ayant un lieu ou un point d’articulation similaire à la lettre adéquate (par exemple, écrire « tirop » pour sirop ou encore « douvercle » pour couvercle) ;

L’interaction marginale entre les facteurs Dominance graphémique et Fréquence des mots que nous avons observée dans le groupe LPC-E est intéressante à souligner. Contrairement aux enfants entendants, pour chaque niveau de fréquence des mots, les scores entre les graphèmes dominants et les graphèmes non dominants n’étaient pas significativement différents. De plus, les scores sur les graphèmes dominants sont significativement plus importants pour le niveau de haute fréquence des mots que pour les autres niveaux de fréquence (moyenne et basse). Ceci peut indiquer que contrairement aux enfants entendants, les enfants LPC-E n’appliquaient pas de façon adéquate et systématique les règles de correspondances phonème-graphème.

Parmi les différents groupes d’enfants sourds, aucun ne présentait l’ensemble des critères requis pour correspondre au deuxième profil ; nous ne pouvons donc pas avancer que les enfants sourds ayant bénéficié d’une entrée phonologique adéquate étaient de meilleurs scripteurs que les autres enfants sourds. Toutefois, le fait que ces derniers commettaient, comme les enfants entendants, moins d’erreurs phonologiques inadéquates que les autres enfants sourds nous amène à penser que ces derniers font un meilleur usage des règles de correspondances phonème-graphème et selon nous se rapprochent plus du profil observé chez les enfants entendants que les autres enfants sourds.

La présentation de ces diverses épreuves avait pour objectif d’examiner si il existait des différences entre les différents groupes d’enfants sourds et entendants sur le développement des habiletés phonologiques acquises avant et lors de l’apprentissage de la lecture ainsi qu’en lecture et en orthographe lors des deux premières primaires.

Nous avons montré en troisième maternelle que les enfants sourds étaient sensibles aux similitudes phonologiques finales des mots (Expériences 1 et 2) sans pour autant mettre en évidence de façon claire l’effet du facteur exposition précoce au LPC sur le développement des habiletés phonologiques précoces. Cet effet n’apparaît véritablement qu’en première primaire lorsqu’un traitement explicite des unités phonologiques de la langue orale est requis. Dans les tâches phonologiques (Expérience 3) comme dans le test d’identification de mots écrits (Expérience 6), les performances des enfants sourds LPC-M sont significativement supérieures à celles des enfants sourds Oral et LPC-E et ne différent pas de celles des enfants entendants. Le recours à un traitement explicite des unités de la langue orale ainsi qu’à l’utilisation d’une procédure de recodage serait-il possible seulement lorsque les enfants sourds ont bénéficié d’une exposition précoce au LPC ? Les résultats obtenus en seconde primaire dans les tâches phonologiques (Expériences 4 et 5), de lecture (Expérience 6 et 7) et d’orthographe (Expérience 9) nous indiquent qu’il n’est pas impossible pour les enfants sourds n’ayant pas bénéficié précocement d’une telle entrée d’identifier des mots sur la base d’une stratégie de recodage phonologique ; cependant, celle-ci s’avère être moins automatisée, performante que celle des enfants sourds LPC-M. Seuls ces derniers obtiennent un niveau de lecture (Expérience 8, Comp3) similaire à celui des enfants entendants. La manière dont sont organisées en mémoire les représentations phonologiques serait donc importante dans la réussite de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.

Dans ce qui suit, nous reviendrons de façon conjointe sur ces différentes compétences en vue de déterminer la valeur prédictive de celles-ci sur les compétences linguistiques des enfants.