3. Etude de cas multiples

Une analyse de déviance a été réalisée dans le but d’examiner précisément les caractéristiques des enfants sourds pouvant influer positivement ou négativement sur le développement des représentations phonologiques et sur l’acquisition du code écrit. Cette analyse est peu utilisée dans le domaine de la psychologie cognitive, toutefois elle peut être pertinente dans des études qui testent des populations atypiques aux effectifs restreints (voir Ramus et al., 2003 avec des adultes dyslexiques). Le principe de cette analyse est de comparer les performances de chaque participant composant la population atypique, ici les enfants sourds, dans chaque tâche administrée, à celle du groupe contrôle Entendant. Pour cela, nous avons calculé des scores z sur chaque mesure observée par enfant (n=46) et par tâche (N=12) durant les trois années d’étude, à partir de la moyenne et l’écart type obtenus sur l’ensemble des enfants entendants dans chaque épreuve. Les scores z à plus ou moins 1.65 écart type de la moyenne des entendants sont considérés comme des scores déviants. Les enfants qui présentent un score déviant (négatif : <1.65 vs positif : >1.65) dans une ou plusieurs tâches administrées sont répertoriés dans le Tableau 40.

Tableau 40 : Participants sourds et entendants présentant un score déviant (négatif : <1.65 vs positif : >1.65) par rapport au score moyen du groupe contrôle Entendant dans les épreuves administrées au cours de cette étude longitudinale
Epreuves Scores z Oral
(n=12)
LPC-E
(n=7)
LPC-M
(n=7)
Entendant (n=16)

HP1*
>+1.65        
<-1.65 P5 P13 ; P15    

HP2*
>+1.65     P23  
<-1.65 P2 ; P3 ; P4 ; P7 ; P8 ; P9 ; P12 P13 ; P15 ; P18 ; P19 P21  

HP3*
>+1.65        
<-1.65 P1 ; P3 ; P4 ; P6 ; P9 P15 ; P18   P42

Reco2
>+1.65        
<-1.65 P2 ; P3 ; P4 ; P5 ; P6 ; P7 ; P8 ; P9 ; P11 ; P12 P13 ; P14 ; P15 ; P16 ; P18 P21 ; P22  

Reco2bis
>+1.65        
<-1.65 P2 ; P3 ; P4 ; P6 ; P7 ; P8 ; P10 P13 ; P15 ; P18 P22 P28

Reco3
>+1.65     P25  
<-1.65 P3 ; P4 ; P9 ; P12 P14 ; P15   P28

Comp3
>+1.65     P25  
<-1.65 P1 ; P2 ; P3 ; P4 ; P5 ; P6 ; P7 ; P8 ; P9 ; P10 ; P12 P13 ; P14 ; P15 ; P16 ; P17 ; P18 ; P19 ; P21 ; P22 P35 ; P42

Ortho3
>+1.65        

<-1.65

P2 ; P3 ; P4 ; P5 ; P6 ; P7 ; P8

P13 ; P15 ; P17 ; P18

P21 ; P22
 

Evip3
>+1.65        
<-1.65 P1 ; P2 ; P3 ; P4 ; P5 ; P6 ; P7 ; P8 ; P9 ; P10 ; P11 ; P12 P13 ; P14 ; P15 ; P16 ; P17 ; P18 ; P19 ; P21 ; P22 ; P24  
* les participants notés comme déviants ont un score déviant dans chacune des tâches proposées par année (HP1 : tâches de jugement de similarité phonologique et de génération de rimes ; HP2 : tâches de jugement de similarité et de détection d’unité commune ; HP3 : tâches de détection d’unité commune et de suppression phonémique)
Groupe Oral : du participant 1 au participant 12
Groupe LPC-E : du participant 13 au participant 19
Groupe LPC-M : du participant 20 au participant 26
Groupe Entendant : du participant 27 au participant 42
Scores déviants négatifs

D’après ce tableau de données, il apparaît que ce sont les enfants sourds des groupes Oral et LPC-E qui présentent le plus grand nombre de scores déviants négatifs au cours de ces trois années d’étude lorsque comparés aux scores moyens des enfants entendants ; cependant, c’est au cours des deux premières années d’apprentissage de la lecture qu’apparaissent réellement ces scores déviants. En effet, en troisième maternelle, peu d’enfants sourds montrent un score déviant négatif dans les deux tâches proposées par rapport aux scores moyens des enfants entendants. Contrairement aux épreuves proposées durant les deux premières primaires, les deux épreuves phonologiques proposées en M3 (jugement de similarité phonologique et génération de rimes) n’impliquaient pas une analyse explicite des composants phonologiques de la langue orale ; celles-ci pouvaient être traitées sur la base d’une sensibilité phonologique globale (Cardoso-Martins, 1994). Ce qui peut expliquer que peu de sourds montrent une déviance par rapport aux entendants. Parmi ces participants (Oral et LPC-E), seul un enfant LPC-E (P15) présente un score déviant négatif constant dans toutes les épreuves proposées durant les trois années de l’étude. Ce n’est qu’à partir de la première primaire que deux participants se distinguent dans le groupe Oral (P3 et P4). Ces deux participants, comme le participant P15 montrent des scores déviants dans toutes les tâches proposées par la suite. C’est pourquoi nous avons examiné plus en détail le profil de ces trois enfants. Ces enfants (P3, P4, P15) sont atteints de déficience auditive profonde congénitale et portent des appareils audioprothétiques; leurs niveaux d’intelligibilité et de perception de la parole sont faibles ; leur niveau d’intelligence non verbale est normal ; ils ne sont pas intégrés dans une école ordinaire ; ils sont exposés au LPC depuis la troisième maternelle (P15) ou depuis la première primaire (P3 et P4). Ces caractéristiques sont communes aux autres enfants sourds appartenant au même groupe à quelques différences près. La seule différence qui pourrait les distinguer des autres enfants sourds, c’est qu’ils utilisent la langue des signes de façon privilégiée en complément de l’éducation oraliste qu’ils reçoivent en classe. Parmi les deux enfants du groupe Oral, le premier (P3) est né de parents sourds et le second (P4) a une fratrie sourde. Le participant P15 du groupe LPC-E est né de parents entendants mais connaît approximativement la langue des signes et préfère l’utiliser dès que cela est possible pour s’exprimer. Les gestes signifiants de la langue des signes ainsi que les gestes dactylologiques pourraient interférer avec les clés du LPC qu’ils ont apprises tardivement, donnant lieu à de multiples confusions d’interprétation du message délivré. Si cela est le cas, il est difficile de concevoir qu’ils puissent développer des représentations phonologiques précises et utiliser un code phonologique efficace pour résoudre les tâches de lecture et d’orthographe.

Parmi les enfants sourds LPC-M, deux enfants ont retenu notre attention : les participants P21 et P22. Contrairement aux autres enfants du même groupe (LPC-M), ces derniers présentent des scores déviants dans un certain nombre d’épreuves administrées durant la deuxième primaire, en particulier, dans les épreuves de lecture (recodage phonologique (Reco2bis) ; compréhension (Comp3) et d’orthographe (Ortho3). Leur niveau de vocabulaire est également déviant par rapport au score moyen observé chez les enfants entendants. Cependant, si l’on analyse de plus près leurs résultats dans ces différentes épreuves et en particulier dans la tâche d’orthographe, il s’avère que ces derniers montrent des patterns différents que ceux observés chez les trois enfants Oral et LPC-E cités précédemment. Les erreurs qu’ils commettent sont principalement des erreurs de type phonologiquement adéquates sur les graphèmes non dominants, alors que les autres enfants sourds déviants commettent des erreurs de type phonologiquement inadéquates pour les graphèmes dominants et non dominants. Ce qui suggère que les enfants LPC-M même considérés comme déviants par rapport aux entendants, utilisent un code phonologique pour résoudre cette tâche contrairement aux enfants sourds Oral et LPC-E déviants. Ces enfants sourds LPC-M sont sourds profonds de naissance et sont munis d’un implant cochléaire ; leurs parents sont entendants ; ces deux enfants diffèrent sur deux points : leur niveau d’intelligibilité de la parole (niveau élevé pour P21 et niveau faible pour P22) et l’établissement scolaire qu’ils fréquentent (P21 est intégré dans une école ordinaire et P22 dans un institut spécialisé). Si l’on compare leur profil à celui des autres enfants sourds du même groupe (LPC-M) non déviants, la seule caractéristique qui les différencie est qu’ils montrent un niveau d’intelligence non verbale plus faible.

Score déviants positifs

Deux enfants sourds seulement ont montré de tels scores. Ce sont des enfants du groupe LPC-M (P23 et P25) dans des tâches phonologiques (HP2) administrées en première primaire (P23) et dans des tâches de lecture (recodage phonologique (Reco3) et compréhension (Comp3)) présentées en seconde primaire (P25). Ce constat est à prendre en considération dans le sens où il montre que la surdité n’est pas un obstacle au développement de représentations phonologiques et de là, à l’apprentissage de la lecture. Ces deux enfants sont nés de parents entendants et présentent une surdité profonde de naissance ; ils sont munis d’un implant cochléaire (implantation précoce pour P23 et récente pour P25). Leur niveau d’intelligibilité de la parole est bon ainsi que leur niveau de perception de la parole ; leur niveau d’intelligence non verbale est normal ; ils sont intégrés dans une école ordinaire. Ces caractéristiques ne diffèrent pas ou peu des autres enfants sourds LPC-M.

L’étude des profils d’enfants présentant des déviances apporte des pistes de réflexion. Toutefois, nous pensons qu’un examen plus approfondi de ces profils, pour tenter d’expliquer les différences interindividuelles observées, aurait été pertinent. L’accès au dossier personnel des enfants nous ayant été souvent refusé, il ne nous a pas été possible de mener plus loin notre analyse.