Conclusion

Nous disposons d’une vaste littérature concernant la manière dont les enfants entendants apprennent à lire. De nombreuses études longitudinales sur des périodes courtes mais aussi sur des périodes plus longues ont examiné les différentes compétences des enfants entendants avant l’apprentissage de la lecture et plus tard lors de l’apprentissage de la lecture. Ces études ont permis de mettre en évidence l’existence d’un lien étroit entre habiletés phonologiques précoces et apprentissage ultérieur de la lecture.

Aujourd’hui, il est désormais reconnu que les bons lecteurs sourds ont recours à la phonologie (Conrad, 1979 ; Hanson, 1986 ; Leybaert, 1998 ; 2000 ; Leybaert & Lechat, 2001a-b). Cependant, nous ne disposons pas d’études longitudinales menées auprès d’enfants sourds sur une assez longue période pour répondre à la question suivante qui est d’ailleurs de plus en plus récurrente dans la littérature (Goldin-Meadow & Mayberry, 2001 ; LaSasso et al., 2003 ; Sterne & Goswami, 2000): savoir si le développement des habiletés phonologiques chez les sourds précède ou suit la réussite en lecture de ces derniers. Ont-ils pu développer des connaissances phonologiques avant d’apprendre à lire ? Et si c’est le cas, est-ce ces connaissances qui leur ont permis un apprentissage de la lecture plus facile que les autres enfants sourds n’en bénéficiant pas ? Ou est-ce seulement sous l’effet de l’instruction formelle de la lecture qu’ils ont pu développer des connaissances phonologiques ? Au quel cas, ce serait le niveau de lecture acquis en fin de première primaire qui serait prédicteur des habiletés phonologiques développées en première et seconde primaire. Ces deux relations ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. Toutefois, pour réellement pouvoir les tester, il est nécessaire d’effectuer une étude longitudinale auprès d’enfants sourds sur une longue période. Or, la seule étude longitudinale dont nous disposons actuellement est celle de Harris et Beech (1998) et celle-ci est de courte durée (10 mois) et le niveau de lecture est évalué sur un score global, et pas de façon analytique (assemblage, adressage).

Par ailleurs, diverses études effectuées principalement par l’équipe de Bruxelles ont montré l’effet favorable d’une exposition précoce au LPC sur l’acquisition de la lecture chez les enfants sourds. Cependant, l‘aspect dynamique de cette exposition précoce sur le développement de la lecture n’a pas encore été abordé. Pourtant, il serait intéressant de savoir à quel moment de l’apprentissage l’exposition précoce au LPC à un effet sur le développement des compétences phonologiques et de l’acquisition des mots écrits : dès la troisième maternelle, au niveau des apprentissages implicites ? Ou plus tard, au niveau du décodage explicite ?

La thèse présentée résulte de ces deux perspectives de recherche. D’une part, d’un besoin d’études longitudinales à plus longue portée, mesurant de façon plus analytique à la fois les prédicteurs et les variables dépendantes (habiletés phonologiques avant et lors de l’apprentissage), l’assemblage en lecture, la compréhension en lecture et habiletés orthographiques (assemblage et adressage). D’autre part, d’introduire le facteur exposition précoce au LPC dans une perspective développementale.

Une autre originalité de cette thèse est d’insérer cette problématique dans le cadre du modèle théorique de Gombert (in press) qui permet d’établir le lien entre apprentissages implicites et explicites. Jusqu’à présent ce modèle n’a pas été utilisé pour exposer le développement de la lecture dans le cas atypique des sourds. Selon Gombert, la possibilité pour l’enfant sourd de devenir un bon lecteur dépendrait de l’élaboration des organisations phonologiques en mémoire, elle-même dépendante d’une exposition précoce aux contrastes phonologiques de la langue orale. Les apprentissages implicites joueraient donc un rôle important dans l’installation des automatismes de lecture.

Cette thèse proposait donc d’étudier les enjeux précoces liés à l’apprentissage de la lecture à partir de la comparaison de deux populations : des enfants sourds et des enfants entendants. Plus précisément, les objectifs de cette thèse étaient (1) d’examiner la capacité de développement des habiletés phonologiques précoces des enfants sourds avant l’apprentissage de la lecture et (2) de déterminer dans quelle mesure la qualité de ces habiletés phonologiques peut expliquer des différences interindividuelles classiquement relevées dans la littérature concernant l’acquisition de la lecture chez les sourds.

Pour cela, nous avons réalisé une étude longitudinale s’échelonnant de la troisième maternelle à la seconde primaire auprès d’enfants sourds éduqués dans un contexte linguistique différent - enfants non exposés au LPC (« Oral »), enfants exposés au LPC de façon tardive (« LPC-E », école) ou précoce (« LPC-M », maison et école)- et d’enfants entendants de même âge chronologique. Dans ce contexte, cette étude permettait d’examiner l’effet d’une exposition précoce à une entrée phonologique précise telle que le LPC.

Diverses tâches ont été proposées à ces enfants au cours de cette étude longitudinale, avant l’apprentissage de la lecture, et lors de cet apprentissage. Des tâches phonologiques impliquant un traitement épi-phonologique (en M3, Expériences 1 (JS1) et 2 (GR1) ; en P1, Expérience 3 (JS2)) et un traitement méta-phonologique (en P1, Expérience 3 (Tduc2) ; en P2, Expérience 4 (Tduc3) et Expérience 5 (SupP3)), des tâches de lecture (en P1, Expérience 6 (Reco2)) et en P2 (Expériences 6 (Reco2bis) ; Expérience 7 (Reco3) et Expérience 8 (Comp3)), et un tâche d’orthographe en P2 (Expérience 9 (Ortho3)).

Cette étude est la première, à notre connaissance, à examiner diverses compétences auprès d’enfants sourds sur une si longue période (3 ans). Le choix de cette période paraît capital pour étudier précisément les fondations de l’apprentissage de la lecture. Aussi notre étude est novatrice dans le sens où elle va plus loin qu’un simple constat de capacités mais essaie d’en expliquer la dynamique.

Au cours de cette discussion, nous reprendrons les principaux résultats de notre recherche qui apportent des éléments de réponses aux trois points suivants : (1) à propos des capacités des enfants sourds selon leur entrée phonologique par rapport aux enfants entendants dans des épreuves phonologiques, de lecture (Identification de mots écrits, compréhension) et d’écriture (2) concernant les valeurs prédictives de ces compétences sur les capacités ultérieures des enfants et (3) sur les effets éventuels d’autres facteurs spécifiques aux enfants sourds tels que l’intelligibilité de la parole, le fait d’être implanté ou non, le fait d’être intégré ou non, le niveau de perception de la parole.

Développement des compétences phonologiques, de lecture et d’orthographe sur les trois ans

En troisième maternelle

Les expériences 1 (jugement de similarité phonologique, JS2) et 2 (génération de rimes, GR1) proposées avant l’apprentissage de la lecture ont montré que les enfants sourds prélecteurs de notre population sont sensibles aux similitudes phonologiques finales des mots à un niveau supérieur de celui du hasard, conformément aux résultats observés par Harris et Beech (1998) et Charlier et Leybeart (2000). Cependant, ces performances sont peut être rendues possibles du fait que ces épreuves ne nécessitent pas forcément un traitement spécifique des unités phonologiques et qu’un traitement global semble suffisant (Cardoso-Martins, 1994). Aussi les enfants sourds des groupes Oral et LPC-E pourraient résoudre cette tâche aussi bien que les enfants sourds LPC-M, en dépit du fait que leurs représentations phonologiques soient imprécises. Nos résultats semblent d’ailleurs confirmer cette idée car la nature de l’entrée phonologique semble tout de même avoir une importance puisque seuls les enfants sourds LPC-M (dont les connaissances phonologiques sont supposées être plus structurées en mémoire) obtiennent des résultats comparables à ceux des enfants entendants dans les deux tâches.

En première primaire

L’effet d’une exposition précoce à une entrée phonologique bien spécifiée est confirmé l’année suivante, à travers l’expérience 3 qui comportait deux tâches : une nouvelle tâche de jugement de similarité phonologique (JS2) et une tâche de détection d’unité commune (Tduc2), impliquant respectivement un traitement épi- et méta-phonologique. Dans les deux tâches, les enfants sourds LPC-M présentent des performances significativement plus élevées que celles des autres enfants sourds et ne différant pas de celles des enfants entendants. Ce qui suggère que comme les enfants entendants, les connaissances phonologiques organisées en mémoire de façon implicite avant l’apprentissage de la lecture des enfants sourds LPC-M deviennent exploitables sous l’effet de l’instruction formelle de la lecture. La même année, un test d’identification de mots écrits (Ecalle, 2003) a été proposé dans le but de tester la capacité de recodage phonologique des enfants sourds. Comme attendu, les enfants sourds LPC-M montrent des performances similaires à celles des enfants entendants et de façon générale, celles-ci sont significativement plus élevées que celles des autres enfants sourds. Contrairement aux enfants sourds des groupes Oral et LPC-E, les enfants sourds LPC-M seraient donc capables d’utiliser un codage phonologique pour identifier des mots écrits dès la fin de la première primaire. Les enfants sourds « Oral » et LPC-E, du fait de leur organisation phonologique en mémoire peu structurée ne pourraient utiliser cette stratégie de façon similaire à celle des enfants sourds LPC-M et entendants. Leurs erreurs indiquent qu’ils pourraient davantage s’appuyer sur une stratégie logographique pour identifier des mots écrits.

En seconde primaire

Nous retrouvons le même profil de résultats (Oral = LPC-E < LPC-M = Entendant) en seconde primaire dans les deux épreuves phonologiques nécessitant une analyse consciente des unités phonologiques de la langue orale (détection d’unité commune (expérience 4, Tduc3) et suppression phonémique (expérience 5, SupP3). Nous remarquons toutefois dans cette dernière épreuve (supP3), une absence de différence entre les deux groupes exposés au LPC, tout comme dans les épreuves de lecture (expérience 6, Reco2bis ; et expérience 7, Reco3) et d’orthographe (expérience 9, Ortho3) administrées la même année. Ce qui porterait à croire que l’exposition au LPC même tardive peut être bénéfique (peut-être à plus long terme) sur le développement des représentations phonologiques et de là sur l’acquisition du code écrit. Cependant cette amélioration des performances est significative également chez les enfants sourds Oral dont les performances dans les épreuves de lecture et d’orthographe ne diffèrent pas de celles des enfants sourds LPC. La rencontre répétée avec l’écrit pourrait-elle combler le retard généralement observé chez ces enfants du fait qu’ils ne puissent développer des représentations phonologiques précises à partir de l’oral ? Les erreurs commises dans la tâche d’orthographe par les enfants sourds « Oral » et LPC-E ne nous permettent pas de répondre positivement à cette question. En effet, ces derniers commettent significativement plus d’erreurs de type phonologiquement inadéquates (« louvercle » pour « couvercle ») et moins d’erreurs phonologiquement adéquates (« trin » pour « train ») que les enfants sourds LPC-M et entendants. Même s’il est possible que les enfants sourds Oral et LPC-E puissent utiliser une stratégie de recodage phonologique pour lire et écrire des mots, celle-ci semble moins efficiente que chez les enfants sourds LPC-M et entendants. En effet, dans l’épreuve de compréhension en lecture (Expérience 8, Comp3), qui nécessite une identification rapide des mots écrits mais aussi des habiletés lexicales et syntaxiques (finalité de la lecture), nous retrouvons le même profil initial de résultats (Oral = LPC-E < LPC-M = Entendant). Nous pensons que ce patron de données peut s’interpréter dans le cadre du modèle de Gombert. En ce sens où lors de l’apprentissage de la lecture, les enfants LPC-M auraient développé ces apprentissages implicites, et leur attention pourrait être allouée plus spécifiquement aux apprentissages explicites (application des règles de correspondance graphème-phonème). Ce qui ne serait pas le cas des autres enfants sourds qui acquièrent le langage tardivement. Ces derniers, qui n’auront pas développé une bonne intégration des contrastes phonologiques précocement, lors de l’apprentissage, devront allouer plus d’attention sur ce point au détriment de la lecture automatique. La lecture de ces enfants serait donc plus ou moins circonscrite au décodage intentionnel.

D’un point de vue général, l’ensemble de ces résultats souligne l’apport évident d’une entrée phonologique précoce pleinement spécifiée : les enfants sourds exposés précocement au LPC obtenant dans toutes les tâches proposées des performances similaires à celles des entendants.

Aspect prédictif des compétences mesurées

Au-delà d’un constat des performances de chacun de ces groupes d’enfants, notre recherche a contribué à expliquer la dynamique de ces performances. En effet, nous avons tenté d’évaluer les aspects prédictifs mutuels de certaines compétences mises en jeu dans nos épreuves : habiletés phonologiques précoces, recodage phonologique, compréhension et orthographe.

Les effectifs réduits de nos groupes d’enfants sourds ne nous permettant pas de réaliser des analyses statistiques rigoureuses, nous avons choisi de constituer deux groupes (enfants entendants versus sourds - toutes méthodes d’éducation confondues). Ainsi, nous pouvons comparer l’apport de ces facteurs en fonction du statut auditif des enfants de notre population. Nos résultats montrent effectivement des profils différents selon ces deux populations : les compétences ultérieures des enfants sourds et des enfants entendants ne sont pas pareillement prédites par les mêmes variables.

Sur les deux premières années de l’étude, les analyses ont montré que chez les enfants sourds comme chez les enfants entendants, les habiletés phonologiques précoces mesurées en M3 (HP1) prédisent le niveau de recodage phonologique en P1 ; les enfants sourds ayant développé des habiletés phonologiques précoces montrent un meilleur niveau de recodage phonologique que les autres enfants sourds, suggérant un développement similaire possible chez les sourds à celui des entendants. Cependant, des différences apparaissent entre ces deux populations dans le sens où seulement chez les enfants sourds, on observe un apport significatif des habiletés phonologiques mesurées en P1 sur le niveau de recodage phonologique et inversement un apport de celui-ci aux habiletés phonologiques développées la même année. Chez les enfants entendants, de tels apports ne sont pas observés de façon significative. Ce sont seulement les habiletés phonologiques précoces qui prédisent le niveau d’habiletés phonologiques et le niveau de recodage phonologique mesurés l’année suivante.

On peut donc dégager une conclusion importante de notre étude : l’apprentissage de la lecture pourrait favoriser de façon plus marquée le développement de représentations phonologiques chez les enfants sourds que chez les enfants entendants qui ont déjà des connaissances phonologiques implicites bien structurées en mémoire lorsqu’ils abordent l’écrit.

Les analyses de régression menées sur les trois ans visaient à prédire dans quelle mesure ces différentes compétences influencent les performances en P2 dans les deux populations. Nous avons donc réalisé plusieurs séries d’analyses dont il ressort certaines régularités.

Pour les enfants sourds, les habiletés phonologiques précoces n’ont pas de pouvoir explicatif sur les niveaux d’habiletés phonologiques (HP3), de recodage phonologique (Roco3), de compréhension en lecture (Comp3) et d’orthographe (Ortho3) mesurés en P2 ; seules les habiletés phonologiques développées lors de l’apprentissage de la lecture expliquent une partie de la variance des différents modèles. Pour les enfants entendants, peu d’analyses révèlent des résultats significatifs mais lorsque c’est le cas, ce sont les habiletés phonologiques précoces (HP1) qui sont toujours prédictrices des autres compétences. Ces résultats suggèrent à nouveau un effet plus important de l’apprentissage de la lecture chez les enfants sourds que chez les enfants entendants sur le niveau de performances observé. Par ailleurs, ces analyses montrent que le niveau de vocabulaire acquis par les enfants sourds contribuerait également au développement de ces habiletés phonologiques, ce qui est conforme aux données relevées dans la littérature (Metsala & Walley, 1998) concernant l’effet du niveau de vocabulaire sur le développement des habiletés phonologiques chez les enfants entendants.

Des similitudes apparaissent entre les deux populations en ce qui concerne le pouvoir prédictif des habiletés de recodage phonologique sur l’ensemble des compétences mesurées en P2 (pour rappel : HP3, Reco3, Comp3 et Ortho3). Pour les quatre habiletés mesurées, hormis pour Reco3 chez les enfants entendants, le niveau de recodage phonologique mesuré en P1 est une variable prédictrice. L’absence d’effet pour Reco3 chez les enfants entendants s’explique du fait que leurs performances sont élevées, proches de l’effet plafond. Les enfants sourds comme les enfants entendants ayant développé des habiletés de recodage phonologique en P1 ont de meilleures performances dans les épreuves mesurées en P2.

Le pouvoir prédictif des habiletés orthographiques (comprenant les scores de réussite sur les graphèmes dominants et non dominants) est significatif chez les sourds sur l’ensemble des compétences mesurées en P2 et seulement sur le niveau de compréhension en lecture chez les enfants entendants et de façon importante. Ces analyses permettent de confirmer le fait que le niveau de recodage phonologique observé chez les enfants sourds en orthographe et en lecture est un bon prédicteur des variables dépendantes mesurées la même année. Toutefois, il est difficile de tirer des conclusions en ce qui concerne les enfants entendants.

L’ensemble de ces analyses a permis de montrer que les habiletés phonologiques mesurées en troisième maternelle prédisaient le niveau de lecture mesuré en fin de première primaire chez les enfants sourds comme chez les enfants entendants. Ce premier résultat irait dans le sens de l’hypothèse selon laquelle les enfants sourds peuvent devenir bons lecteurs parce qu’ils ont développé avant l’apprentissage de la lecture certaines habiletés phonologiques ; cependant l’effet de l’instruction de la lecture apparaît avoir un effet plus important sur ce développement. Contrairement aux enfants entendants, lors des deux années d’école primaire les différentes compétences mesurées (phonologiques, lecture et écriture) ne sont plus prédites par les habiletés phonologiques précoces mais par celles développées selon le niveau de lecture acquis.

Aspect prédictif des variables caractéristiques des enfants sourds

Une autre partie de ces travaux a été consacrée à l’étude d’autres variables caractéristiques des enfants sourds afin d’en évaluer leurs éventuels effets prédictifs sur les compétences étudiées dans cette thèse. En effet, les enfants sourds ne présentant pas une population homogène, nous pensons qu’ils peuvent se différencier sur différents critères caractéristiques tels que leur niveau d’intelligibilité de parole, le fait d’être muni ou non d’un implant cochléaire, le fait d’être intégré ou non dans une école ordinaire et leur niveau de perception de la parole (audition + lecture labiale).

Nos analyses montrent que deux de ces variables (à savoir « l’intelligibilité de la parole » et « l’intégration ») sont particulièrement prédictrices : ce sont les enfants les plus intelligibles et ceux qui sont intégrés qui présentent de meilleurs performances dans les compétences phonologiques, de lecture et d’écriture mesurées. De nombreuses études ont montré l’existence d’un lien entre niveau d’intelligibilité de la parole et capacité à utiliser un codage phonologique (Beech & Harris, 1997 ; Conrad, 1979 ; Hanson, 1986 ; Harris & Beech, 1998, Leybaert & Alegria, 1995 ; Transler et al., 2001). Notre étude montre qu’elle peut constituer une variable prédictrice des compétences développées lors des premières années de l’apprentissage de la lecture, tout comme la variable « intégration ». Les autres variables « port d’un implant cochléaire » et « niveau de perception de la parole (audition + lecture labiale)» sont prédictrices uniquement des habiletés phonologiques.

Profils d’enfants sourds

Une dernière partie de nos travaux a permis de dépasser ces analyses portant sur un groupe pour dégager des profils individuels. Pour cela, nous avons effectué une analyse de déviance. Ce type d’analyse, peu utilisée en psychologie cognitive, est particulièrement instructive lorsque la population d’étude est restreinte et atypique (voir Ramus et al., 2003, population dyslexique). Cette analyse a permis de mettre en évidence que, globalement, très peu d’enfants sourds parmi notre population sont déviants par rapport aux enfants entendants avant l’apprentissage de la lecture. Nous rappelons que la réussite à ces épreuves ne nécessitait pas un traitement explicite des unités phonologiques. En revanche, à partir de la première primaire, les premières déviances apparaissent dans toutes les épreuves, en particulier parmi les enfants sourds « Oral » et LPC-E. Nous confirmons ainsi que dès que la réalisation des épreuves nécessite un traitement spécifique des unités phonologiques, de nombreux enfants des groupes Oral et LPC-E sont en difficulté.

Le LPC, lorsqu’il est pratiqué de façon précoce, apparaît donc comme une aide particulièrement efficace quant au développement des représentations phonologiques et par conséquent, à l’acquisition du code écrit. Notons qu’une certaine variabilité interindividuelle peut également intervenir, et ce, à la fois de manière positive et négative. En effet, deux enfants, bien qu’appartenant au groupe LPC-M, présentent des scores inférieurs aux enfants entendants. Cependant, dans certaines tâches (phonologiques, recodage phonologique et compréhension en lecture), il est possible de relever des scores significativement plus élevés pour des enfants LPC-M par rapport aux enfants entendants. Ce résultat souligne donc que la surdité n’est pas un obstacle insurmontable à l’acquisition des compétences phonologiques et du code écrit.

Perspectives

Cette thèse montre donc l’importance de s’intéresser aux prémisses de l’apprentissage de la lecture chez des enfants qui apprennent à lire dans des conditions atypiques. Jusqu’à présent, de nombreuses études ont témoigné de l’effet bénéfique d’une exposition précoce au LPC sur divers processus de lecture chez les enfants comme chez les adultes (Alegria et al., 1990 ; Charlier & Leybaert, 2000 ; Leybaert, 2000 ; Leybaert et al., 1998 ; Leybaert & Lechat, 2001a-b) mais sans aborder l’aspect dynamique de cette mise en place.

Les études longitudinales semblent donc particulièrement pertinentes pour aborder l’aspect dynamique de l’apprentissage de la lecture chez des enfantscette problématique ; au delà d’une simple description du phénomène évolutif, notre recherche a montré qu’il s’agissait d’un outil pour mettre en évidence des profils de développement, à partir desquels il serait possible d’établir des prédictions et permettre éventuellement des remédiations. Pour confirmer et préciser ces profils de développement, d’autres recherches avec un nombre plus important d’enfants seront nécessaires.

De plus, cette thèse ouvre de nouvelles perspectives de recherche : s’il est possible de pallier aux difficultés d’apprentissage de la lecture rencontrées par certains enfants entendants en les entraînant avant l’apprentissage de la lecture à traiter les unités phonologiques de façon explicite, nous pouvons suggérer qu’un tel entraînement assisté des clés du LPC pourrait être bénéfique aux enfants sourds étant exposés tardivement ou peu au LPC. Ainsi la sensibilisation précoce à certains aspects phonologiques du langage (manipulation de syllabes, rimes) par le biais d’exercices oraux adaptés et assistés par le LPC faciliterait l’apprentissage ultérieur de la lecture (allègement de la charge cognitive et place pour d’autres composants de la lecture).

Par ailleurs, il n’existe pas, à notre connaissance d’étude ayant examiné l’effet conjoint de l’implant cochléaire et du LPC sur l’utilisation d’un codage phonologique. De plus en plus d’enfants sourds sont implantés. Les effets de l’implant ont été reportés principalement sur la perception de la parole (Miyamoto et al., 1999 ; Osberger et al., 2000 ; Tyler et al., 1997 ; Waltzman et al., 1997), en particulier lorsque les enfants sont implantés précocement avant l’âge de 3 ans (Baumgartner et al., 2002 ; Dumont, 1996 ; O’Donoghue et al., 2000 ; Osberger, 1995 ; Tyler et al., 2000 ; Van Dijk et al., 1999). Quel pourrait être l’apport réciproque d’un implant précoce associé à une exposition précoce au LPC sur la capacité à développer des habiletés phonologiques précoces et de là sur l’utilisation de la lecture ? Un des deux facteurs pourrait-il jouer un rôle plus déterminant que l’autre?

Les réponses à ces questions apportées, les acteurs pédagogiques pourront alors prendre précisément en compte les spécificités de ce type de population, pour apporter la meilleure aide possible à ces enfants.