Ecouter des adolescentes dans ce dispositif d’accueil suppose souvent d’entendre d’abord des plaintes. Se plaindre des parents comme responsables du fait d’être battue et parfois de cette décision de placement, mais aussi se plaindre, tout court, de la douleur de vivre.
Mais rares sont les adolescentes que je 5 rencontre qui ne font que se plaindre. Car si la souffrance et le désarroi contenus dans leurs propos sont évidents, ces jeunes filles témoignent parallèlement d’une revendication, que l’on peut interpréter comme un effet de l’idéalisation. Véhémence, passion, larmes, humour font donc partie de notre matériel.
Concernant les agressions physiques dont ces jeunes filles ont été victimes, il est rarement besoin de les solliciter pour en entendre le témoignage précis. Nous verrons que ce qui est en jeu est d’ailleurs moins la conséquence physiologique de ces coups, en termes de traces ou de douleurs - même si ces éléments doivent être pris en compte -, que la rencontre dans la réalité matérielle de l’adolescente avec la pulsion de l’adulte ou de l’autre familial. C’est en ce sens qu’une différenciation sur la nature de ce qui fait violence serait arbitraire, et infondée sur le plan méthodologique. Evoquer ces événements ne peut en effet se faire pour nous qu’à partir des dires des jeunes filles, ce qui inclut déjà les processus considérés, lesquels restent les objets sur lesquels nous construirons notre recherche.
Les rencontres avec les parents de ces jeunes filles (et nous en donnerons le contenu dans les pages qui suivent) confirment très régulièrement les témoignages de celles-ci :
- C’est rien, des petites claques, ils l’aiment bien leur sœur…
- Oui, c’est vrai, mon mari il l’a tapée. Mais elle l’avait tellement énervé vous savez…
- C’est qu’elle nous insulte maintenant ! C’est sûr que des fois on craque…
Nous constaterons aussi que les parents banalisent généralement les faits dénoncés, sauf en quelques cas typiques - par exemple lorsqu’un parent séparé ou divorcé utilise une violence reçue par sa fille pour mettre en difficulté son ex-conjoint -.
Pourtant il est rare que des parents nient purement et simplement avoir frappé leur fille. L’inquiétude pour l’avenir de leur fille, la peur de subir eux-mêmes sa violence, le sentiment de perdre une partie d’eux-mêmes à travers l’évolution de leur fille sont des moteurs émotionnels assez courants dans ce genre de situation, lesquels peuvent apparaître sous forme de honte, de culpabilité ou de tristesse parentales au sujet de leurs propres comportements.
Ce dernier point indique que chacun, parents ou enfants, a bien conscience à travers ces moments-là que quelque chose de particulier se produit dans le milieu familial. Les affects qui y sont liés, et les attitudes de déni ou de justifications qui les contiennent en sont à notre avis la preuve.
Il y a là à notre sens une spécificité, sur laquelle s’appuient en partie nos hypothèses, celle d’événements stigmatisés par le judiciaire 6 ayant entraîné cette mise à distance, événements mis une seconde fois en valeur d’une manière plus ou moins directive dans une relation de face à face avec un adulte.
Enfin nous devons noter que notre matériel ne présente guère de caractéristiques spectaculaires. Seule une de nos situations fait état de véritables sévices, les autres renvoyant à une forme de « violence banale », au sens où les coups finissent par appartenir à l’univers quotidien de ces jeunes filles. Mais est-il possible à ces adolescentes d’exprimer la terreur, celle qui provient, non pas des coups eux-mêmes, mais de l’ignorance de ce que le retour du collège proposera comme violence physique ou verbale ce soir-là, de dire l’angoisse de l’escalade d’une haine culpabilisante en direction d’un parent semblant s’acharner pour priver l’adolescente de tout plaisir à vivre, ou d’évoquer l’abattement qu’entraîne une humiliante obéissance à un système injuste.
Raconter ce qui se passe, répéter ce qui s’est passé, et parfois jusqu’à leur écœurement peut ainsi constituer paradoxalement une défense pour ces adolescentes face à la difficulté de trouver des représentations à ces affects diffus ; cette défense peut être entretenue par la multiplicité des intervenants sociaux qui sont en contact avec ces victimes. Notre position est de ne pas systématiquement solliciter leur témoignage concret, objectiver les faits pouvant ainsi amoindrir un second niveau, plus sensible.
Nous utiliserons préférentiellement la 1° personne du singulier (le je de l’engagement clinique, qui évite la confusion avec le nous de l’équipe à laquelle j’appartiens) lorsqu’il s’agira d’une position professionnelle, et la 1° personne du pluriel (le nous d’auteur) dans tous les autres cas.
C’est dans le sens d’un resserrement sur cette stigmatisation que nous ne nous sommes intéressé qu’à des situations provenant du tribunal pour enfants. Celles provenant des services de la Protection sociale sortent donc de notre problématique, n’impliquant pas de problématiques évènementielles comparables.