b - L’APPROPRIATION CONFLICTUELLE DU CORPS

X. POMMEREAU avance que les pubères ont des difficultés à faire coïncider leur espace corporel avec leur espace psychique : « Ils ont souvent l’impression d’être « divisés en deux », c’est-à-dire dotés d’une pensée « agitant » un corps qui est à eux sans leur appartenir vraiment. Ils sont en quelque sorte « locataires » d’eux-mêmes… » [1997, p157] De là l’idée qu’un certain nombre d’attitudes juvéniles ont pour fonction de s’approprier ce corps, littéralement de s’en rendre propriétaire pour le ramener à l’expérience du moi. C’est en ce sens que D. MARCELLI et A. BRACONNIER rapprochent l’expérience de l’adolescent et celle de l’enfant évoqué par D. W. WINNICOTT entre quatre et douze mois : « … le paradoxe du corps à l’adolescence est d’être considéré encore comme un objet transitionnel, c’est-à-dire faisant partie à la fois du moi et du non-moi. » [D. MARCELLI, A. BRACONNIER, 1983, p120]

Dire du corps qu’il est à la fois expérience propre et étrangère conduit à le penser comme un « objet relais, à mi-chemin entre l’objet externe et les objets fantasmatiques internes » [Ibid.]. Ce mouvement d’appropriation renforce alors les attitudes d’utilisation du corps, moyen d’expression certes déjà présent dans l’enfance, mais avec une intensité telle que P. JEAMMET peut écrire qu’à l’adolescence, « le corps est un message adressé aux autres. Il signe généralement les rituels d’appartenance, notamment sous la forme de la mode. Il présente l’avantage d’être un langage indirect qui permet tout à la fois de parler aux autres, de les provoquer, tout en disant qu’on y est pour rien et de nier qu’on a besoin d’eux. Le corps est également le lieu de la plainte, si fréquente aussi à l’adolescence… » [1980a, p75], et nous avancerons ici que cette perspective démonstratrice permet jusqu’à l’attaque du corps dans ce but de transmettre aux autres.

P. JEAMMET relie en outre ce statut d’objet intermédiaire à l’idée que le corps est alors tout autant vécu par l’adolescent comme un outil pour l’expression des parents eux-mêmes : « Le corps est une présence tout à la fois familière et étrangère : il est simultanément quelque chose qui vous appartient et quelque chose qui représente autrui et notamment les parents… » [op. cit., p74]

C’est pourquoi les adolescents qui cherchent à atteindre un niveau satisfaisant de maîtrise de leur corps ressentent confusément que ce mouvement doit précisément se faire contre les parents. C’est comme si dans le fantasme, ce qui est perdu du corps à cet âge ne l’était pas pour tout le monde, au sens où quelque chose aurait été repris à l’adolescent par ses parents. Nous dirons ici que la réalité externe, et au-delà même des attitudes de l’objet externe - dans la mesure où c’est le corps dans ce statut intermédiaire qui paraît donner à l’adolescent cette hypothèse interprétative -, reprend quelque chose qui a été conquis pendant l’enfance. FREUD parlant du narcissisme secondaire dit qu’il est « repris aux objets » [1923c, p260] par l’enfant dans le mouvement d’appropriation subjective. L’adolescence paraît inverser cette perspective, affaiblissant de manière notable l’idéal du moi du sujet, prompt à se sentir "nul" et sans envies dans cette situation généralement vécue dans l’emprise et l’aliénation.

Cela peut en outre expliquer que les images parentales infantiles peuvent réapparaître avec autant de prégnance dans les représentations juvéniles. Dépassé par les amplitudes du bouleversement corporel, l’adolescent peut l’être autant dans son fantasme par la réappropriation dont les parents paraissent se faire ainsi les acteurs, avec les vécus de persécution qui en découlent généralement.

Notons ainsi qu’une des interprétations évoquée par D. MARCELLI et A. BRACONNIER au sujet des perturbations des conduites alimentaires est « le désir d’appropriation et de maîtrise des besoins corporels, désir qui prend place au sein d’une perspective ontogénétique dans le processus de séparation-individuation. » [1983, p123] Citons aussi P. JEAMMET sur le même sujet qui observe que « le corps est vécu par les anorectiques comme le lieu d’un envahissement incestueux parental, entraînant la crainte panique de ne plus pouvoir contenir les formes du corps qui les envahissent, les débordent et viennent révéler au grand jour leurs désirs refoulés. » [1980a, p75] Ainsi l’idée d’un corps en gestation rappelant la dépendance aux parents dépasse de loin la question alimentaire, et ce sont jusqu’aux représentations du corps qui sont affaiblies parce qu’elles deviennent porteuses du lien objectal. C’est pour cette raison que P. JEAMMET aboutit à l’idée que l’on peut assister au moment de l’adolescence « à un écrasement de la vie émotionnelle en tant que les émotions lient l’adolescent aux objets auxquels sont dédiées ces émotions » [1990, p23], ce qui apparaît comme une conséquence, sur la vie affective, de cette modification dans le rapport entretenu avec le corps.

D’autres attitudes sont observables à ce sujet, par exemple concernant le sexuel agi à l’adolescence sitôt l’éveil génital constitué, attitudes allant de la séduction la plus permanente qui soit, souvent bruyante et vulgaire (une séduction anale), aux passages à l’acte érotomanes, véritables fuites en avant pour échapper aux conséquences d’angoisse que la potentialité effractive et dé-narcissisante du génital suscite chez ces jeunes filles. La notion de « néo-sexualité » proposée par J. Mc DOUGALL apparaît pertinente pour qualifier ces conduites, observées à un âge où les remaniements identitaires fragilisent profondément le moi du sujet : « Afin de posséder un sexe et un sentiment d’identité sexuelle il faut d’abord une représentation d’un corps séparé et l’assurance d’une identité subjective. Faute de quoi la sexualité risquera de se voir utilisée en grande partie pour réparer des failles dans le sentiment d’identité. » [1993, p144]

Toutefois ces questions nous amèneront-elles à penser la dynamique complexe d’une appropriation adolescente du corps pubère, laquelle rencontre parallèlement la problématique du rôle assigné à l’entourage et notamment aux parents de représenter « … un contenant, suppléant l’appareil psychique de l’adolescent débordé par ses conflits, l’aidant à organiser ces derniers, à veiller sur lui et à rendre plus tolérable son angoisse. » [P. JEAMMET, 1980a, p73] Ainsi les termes d’une contradiction adolescente (parmi d’autres) sont-ils posés dans cette exigence de désinvestir ce qui est nécessaire à la survie. M. EMMANUELLI évoque ce dilemme en parlant des adolescents « menacés de dépression par la nécessité de relâcher les liens avec leurs objets privilégiés et par l’angoisse de se voir abandonnés en retour… » [1992, p47]