c - LE CORPS COMME AUTRE-QUE-MOI

D’ailleurs ces représentations concernant l’appropriation prennent aussi appui sur la réalité vécue, lorsque les parents ont à gérer et à commenter les nécessités du corps ou les ratés de comportements que présentent les adolescents. Nous pensons là aux achats et aux choix vestimentaires qui mettent les parents en situation de contrôle, ainsi qu’aux limites imposées par ceux-ci sur les manières avec lesquelles les modes s’emparent de leur progéniture. Ces dernières sont nombreuses à concerner l’apparence corporelle, d’ailleurs bien au-delà du vestimentaire, comme dans ces questions posées à la famille par les coiffures, bijoux, maquillages ou marquages de la peau essayés par les adolescents… Evidemment les restrictions portant sur l’autonomie (que les adolescentes que je rencontre appelleraient plus volontiers le droit de vivre) ajoutent à ce sentiment d’emprise parentale sur le corps pubère. C’est ce que reprend P. JEAMMET lorsqu’il écrit que les transformations de son corps renvoient l’adolescent « … à une situation de passivité de sa psyché par rapport à une puberté qu’il n’a pas choisie, qu’il associe automatiquement aux situations infantiles de dépendance et qui renforce encore cette assimilation du corps aux parents et aux parents sexués. » [1990, p23]

A. FREUD écrit à ce sujet que si « L’enfant partage avec sa mère la possession de son propre corps », à l’inverse « l’adolescent revendique l’indépendance et la libre disposition de son corps. » 12

Nous serons dans cette recherche particulièrement attentif à ce point dans la mesure où la violence physique exercée sur les adolescentes que nous rencontrons renforce précisément chez elles ce sentiment d’appropriation parentale, et contribue à faire obstacle en elle à ces mouvements progressifs de maîtrise du corps.

Dans ces situations précises, le corps est non seulement vécu comme «non-moi», pour reprendre la terminologie de WINNICOTT, mais surtout comme anti-moi, au sens où X. POMMEREAU (1997) évoquait dans notre citation l’adolescent « coupé en deux », ici un corps plutôt du côté des parents violents. Et c’est tout un ensemble d’attitudes dans lesquelles l’agressivité est retournée contre le corps qui prendrait ainsi un sens. Si nous reviendrons sur l’application de ces éléments théoriques dans notre matériel clinique, précisons d’emblée ici que la question « s’agit-il bien de mon corps ? » connaîtra alors son équivalent dans la question « s’agit-il bien de mes parents ? », lorsque l’adolescente tentera de saisir en un tout cohérent leur vécu familial marqué de désorganisation.

Nous dirons alors que ces sujets se donnent avec leur image corporelle un représentant de ce monde interne : « L’affaiblissement du rôle pare-excitation du Moi, joint à l’investissement du pôle moteur et au désir d’agir sur l’extérieur, expliquent la quête aveugle de l’adolescent envers celui-ci… » [C. & G. TERRIER, 1980, p583] Si les auteurs de cette citation évoquent bien ici le monde extérieur en tant qu’il rassemble une infinité d’objets « autres-que-moi », nous dirons maintenant que le premier objet externe à l’adolescence, c’est le corps propre.

Celui-ci représente tout ce que le moi ne peut endiguer comme provenant de l’intérieur, c’est à dire « une brusque apparition d’énergie libre (énergie déliée) tendant de façon incoercible vers la décharge. » [C. & G. TERRIER, op. cit., p582] Précisons que cette déliaison est la conséquence directe de la resexualisation des chaînes de représentations du passé, consécutive à l’excitation sexuelle déjà évoquée au sujet de l’éclosion pubertaire. Les liens antérieurs ne sont plus utilisables, trop marqués par l’apparition de représentations incestueuses et mortifères. L’angoisse serait alors d’être submergé d’excitation pulsionnelle incontrôlable ou de fantasmes suffisamment marqués par la menace de castration œdipienne, qui pourraient faire retour par la voie associative directe.

Le corps peut dès lors être vu à l’adolescence comme une surface séparant un intérieur devenu très pulsionnel et un moi vécu comme aussi extérieur qu’impuissant à contenir cette pulsion. Nous pourrions parler ici avec G. ROSOLATO d’une forme de « phénomène de frontière » [1976, p34], témoignant de la crise narcissique qui s’ouvre ainsi à cette époque.

Il n’en a pas toujours été ainsi. L’économie psychique remise en cause par la puberté peut dès lors apparaître à l’adolescent comme un paradis perdu de la tranquillité des affects. La tentative de la maintenir efficace est manifeste dans certaines attitudes juvéniles, et nous devons peut-être avancer que l’adolescence comporte en son travail d’idéalisation quelque chose de ce maintien du passé. C’est ce qui nous conduit à développer maintenant notre propos sur la période de latence.

Notes
12.

FREUD (A), 1937, "Le normal et le pathologique", citée par P. GUTTON, "Le pubertaire", 1991, p50.