r - L’INCORPORATION COMME UNE SOLUTION

Toutefois cette introjection est-elle le processus le plus favorable, que le matériel que nous présenterons ultérieurement ne fait pas qu’illustrer. Car c’est toute une clinique de l’incorporationqui pourra être observée, à l’inverse d’un travail introjectif qui irait vers l’élaboration de ces avancées pubertaires. Cette notion d’incorporation, nous l’entendons ici comme associée à un fantasme, lequel « trahit une lacune dans le psychisme, un manque à l’endroit précis où une introjection aurait dû avoir lieu. » [N. TOROK, N. ABRAHAM, 1972, p113] Reprenant la conceptualisation de ces deux auteurs, A. CICCONE et M. LHOPITAL rappellent que « l’introjection est un processus et l’incorporation un fantasme (…). L’introjection, où la libido est introduite dans le moi, conduit à un élargissement et un enrichissement du moi, elle met fin à la dépendance d’avec l’objet ; l’incorporation, quant à elle, crée ou renforce un lien « imaginal ». » Enfin au compte de leurs spécificités, « l’introjection produit un objet interne, l’incorporation une imago. » [1991, p20] Toutefois ce qui se présente ainsi comme une alternative peut être pondéré par le fait que l’incorporation peut ouvrir la voie à l’introjection. « Le passage de l’une à l’autre, le passage du statut d’imago ou d’objet incorporé au statut d’objet interne représente l’essentiel du processus de soin… » [op. cit., p22]

P. HACHET décrit, au sujet des conduites toxicomaniaques, une forme d’effraction corporelle par la mise en soi d’un corps étranger, sur le modèle de la réalisation de l’incorporation, « parce que [le sujet] en connaît et par là même contrôle les effets sur son corps et son psychisme. Avec ce geste, le psychisme est abusé : une pseudocohérence est créée entre certains mouvements et l’éprouvé corporel d’un côté, entre certaines pensées, certains mots, certains affects et émotions de l’autre côté (disjoints du fait du traumatisme), en revivant artificiellement l’expérience désagréable sans avoir à s’en souvenir, à la « mentaliser ». » [1997, p122]

C’est sur ce modèle que nous proposons de conceptualiser la « solution » incorporative aux mauvais traitements familiaux, ici par anticipation de ce que notre clinique nous permettra d’établir sur cet aspect particulier. Cette modalité consisterait à retenir en soi la trace des expériences de déplaisir sous forme d’imago qui conjoindrait attention parentale/prise en charge tactile du corps et sadisme de l’agresseur/endurance aux coups. Cette incorporation est à entendre aussi comme une façon de conserver l’objet libidinal primaire ou œdipien, à l’adolescence, ce qui peut aussi bien revenir à ne pas s’engager dans un mouvement de détachement.

Enfin comme une prise qui consisterait à retenir contre soi la main qui frappe, l’incorporation par son effet d’anticipation peut être vue comme une limite à la réceptivité féminine, ainsi qu’une butée à la passivité et à l’attente anxieuse.

L’introjection, à l’inverse, aurait pour fonction d’élaborer les expériences de violence reçue, dans une visée de se séparer de l’objet persécuteur. Dans cette élaboration, le travail de symbolisation de la complémentarité des sexes est déterminant en ce qu’il permet de penser l’intériorité créatrice, la réceptivité, l’ouverture et la fermeture, comme autant de représentations de la féminité, à introjecter durant l’enfance et l’adolescence, en tant qu’éléments marquants du passage féminin de la sexualité infantile à la sexualité adulte.

Recevoir… Revenons ici à notre polysémie initiale et avançons que les adolescentes subissant des violences ne sont évidemment pas dans une situation neutre à l’égard de ce processus d’introjection. Recevoir la pulsion d’autrui, et parfois sans limites, entre en résonance avec la problématique de réactivation pulsionnelle génitale que nous avons évoquée à l’adolescence. Cette réception, distincte de la réceptivité qu’implique l’introjection des caractéristiques de la féminité, peut être présentée comme une expérience d’intrusion qui donne lieu chez ces adolescentes à des mouvements d’incorporation forcée. L’emprise, la contrainte, l’empêchement sont autant de modes pulsionnels et intersubjectifs qui la favorisent.

Mais cette incorporation peut alors apparaître comme une défense ultime contre l’effraction par l’objet, sur le modèle proposé par P. HACHET dans la citation précédente, comme s’il s’agissait d’agir elles-mêmes et sur elles-mêmes ce qui est redouté de la pulsion (ou, dans un mouvement d’identification projective, de l’action de l’autre) : une effraction-incorporation pour se protéger d’une effraction-intrusion…

Il reste que la question de savoir si les coups font traumatisme ou si les adolescentes que je rencontre développent des positions particulièrement masochiques reste un objectif qui nécessite un matériel clinique pour être traité. C’est donc sur le plan universel que nous aborderons d’abord ces deux notions, préparant ainsi leur utilisation ultérieure avec notre matériel clinique.

Ainsi la question n’est pas tant de savoir ici dans quelle mesure le fait d’être battue peut produire un traumatisme que de comprendre si ce dernier est irrémédiablement lié à l’adolescence dans son contexte de renforcement pulsionnel et d’identification sexuelle, voire comme une nécessité juvénile de rencontrer du traumatisme dans une perspective de dépassement de soi.

C’est dans un but similaire que le rapport de l’adolescente au masochisme doit être interrogé préliminairement. La maturation adolescente implique-t-elle un recours aux fantasmatiques punitives ou haineuses, et quelles fonctions peuvent être attribuées à ces représentations de soi souffrante ou dévaluée ?