e - UNE APPROPRIATION DE L’AGRESSIVITE

Q - Et d’en parler à quelqu’un ?

- A qui ?

Q - A quelqu’un qui aurait pu vous aider…

- Ouais ils s’en foutaient tous, mes parents, tout ça… La seule c’est ma tante. L’autre fois elle a bien compris, elle, on est allées chez l’assistante sociale. De toute façon elle sait ce que c’est de se faire taper. C’était pareil pour elle. Elle non plus elle a pu en parler à personne.

Q - Pour la première tentative de suicide je comprends bien, mais ensuite, vous aviez rencontré des gens qui pouvaient vous aider, que vous auriez pu aller voir…

- Oh ben oui… mais à chaque fois à l’hôpital, c’est qu’ils arrêtaient pas d’essayer de parler avec moi, ça va cinq minutes ! C’est pas ça qui va régler le problème. Ca me sert à rien de leur parler ! C’est mon problème, qu’est-ce qu’ils y peuvent, c’était fait, c’était fait. Les autres, les docteurs, là, qu’est-ce qu’ils m’ennuyaient avec leur morale !

Q - Vous aviez le sentiment qu’il n’y avait pas d’autre solution que de risquer de vous faire du mal…

- Ouais ben y en avait pas !

Je note que Naïma, même avec le recul du temps (rappelons que ses gestes suicidaires datent de un à deux ans), a de la difficulté à produire des représentations nuancées sur ces attitudes. Cette volonté d’introduire dans notre échange un caractère indiscutable à ses auto-agressions ("c’était fait, c’était fait", d’autre solution "y en avait pas") me semble en fait une manière de s’approprier « le problème », mais peut-être aussi de ne pas se détacher de ses mises en acte passées. Par ses attitudes, Naïma montre que quelque chose doit être traité au seul niveau narcissique, la modalité d’une réponse suicidaire et la revendication de propriété ("c’est mon problème") témoignant d’une activité qui prend un sens dans un vécu de passivité devant les coups.

Nous interpréterons ainsi cette envie de « se lever et de marcher un peu » comme une façon de réactualiser cette appropriation et cette activité dans notre rencontre, bien que nous ne devions pas oublier la honte qu’elle peut ressentir au moment d’évoquer ses attitudes suicidaires. L’idée serait ici qu’à travers ses tentatives de suicide, Naïma a cherché à échapper à la violence fantasmatique, mais qu’elle a aujourd’hui conscience qu’une telle solution la ramenait au problème lui-même, avec le risque de se donner ainsi une place de victime consentante. Se lever en cours d’entretien permettrait d’exprimer sur un plan moteur ce qui a manqué à être symbolisé, m’amenant à rappeler la nécessité d’une inhibition motrice.

Terminons ce commentaire avec l’idée que cette réactualisation au niveau même du registre sensori-moteur renverrait ainsi à l’incorporation de la violence bien plus qu’à l’introjection des représentations qui s’y attachent, (cf. les notions d’incorporation et d’introjection présentées supra page 66). Les mouvements d’appropriation que nous observons ici ne seraient que des formes verbales ou comportementales de cette incorporation. Et si c’est dans la défaillance de l’élaboration que les tentatives de suicide se déploient à l’époque, nous ne serons pas surpris que Naïma investisse d’abord le plan somatique au moment où elle est à nouveau conviée à travailler les restes de cette incorporation dans notre dispositif d’élaboration.