f - SA CONTESTATION DU CADRE

La fin de non-recevoir délivrée par Naïma après ma dernière observation me laisse d’ailleurs le sentiment d’être moi-même un peu maltraité par elle, et ne me donne guère de possibilité de reprendre la parole d’emblée. Je reste assez dubitatif sur cette présentation car ces deux tiers du premier entretien ne m’auront en fin de compte guère donné d’éléments d’ensemble sur la situation de Naïma. J’ai le sentiment de n’avoir pas pu dépasser le registre narcissique de ses propos, mes références à ce qui pourrait faire tiers (ses parents, les professionnels, d’autres solutions à ces conduites suicidaires…) n’ayant pas été couronnées de succès. J’ai l’impression d’avoir moi-même tourné sans issue autour de ma propre activité psychique, centrée sur des parents insaisissables. C’est au cours de cette réflexion que cette jeune fille me dit :

- Avec tout ce que j’ai dit sur moi vous pourriez bien parler de vous maintenant !

Q - Et bien ça n’est pas vraiment l’objectif de nos rencontres. L’idée, c’est de comprendre votre situation, de réfléchir à ce que vous, vous avez vécu, et d’essayer d’en faire quelque chose pour que ça aille mieux à l’avenir…

- Ah bon alors vous, vous me parlerez jamais de ce que vous faites, alors ?

Q - …

On peut penser ici qu’au-delà de ma réserve, Naïma interroge l’attentisme des adultes, et notamment de ses parents, dans ses difficultés avec ses frères. Il s’agirait là de la réactualisation d’une interrogation que de manière inconsciente, cette adolescente ne peut manquer de manifester à un moment d’échange sur ces questions, avec un adulte impliqué dans une solution mise en place pour atténuer ses difficultés.

Puis au bout d’un instant au cours duquel Naïma semble hésiter sur la conduite à tenir, avec un début de sourire malicieux :

- Oh de toute façon, si je veux plus parler, vous pourriez rien faire !

Q - Mais c’est pas le but, de vous obliger à parler ou quoi que ce soit comme ça. Si le Juge vous a placé ici, c’est pour vous aider après que vous ayez dit que quelque chose n’allait pas. Et mon travail, c’est pas de vous faire parler…

- Non je rigolais hein… Faut pas le prendre mal ! Je sais bien comment ça se passe. De toute façon, d’être dans ce foyer c’est super. Mais je sais pas ce que j’ai, j’ai l’impression d’être mauvaise des fois. Faut pas m’en vouloir. Tout le monde est sympa, ici.

Ce dernier échange est une bonne illustration de ce qui aura organisé ce premier entretien. Mon sentiment est de m’être senti à plusieurs reprises l’objet d’attaques, il est vrai modérées ou moqueuses, à travers mon « envie de parler » (à la manière de son frère ou des soignants), ou contre mon impuissance à « faire » pour que Naïma « parle », ou encore par le fait que je n’écouterais pas suffisamment bien quand elle « parle ».

Notre observation peut alors se formuler ainsi : Naïma réactualise dans l’entretien la question centrale de l’activité ou de la passivité. Cette dernière, consécutive à ces coups auxquels elle ne peut répondre et qui la renvoient à des attitudes auto-vulnérantes, appartient ainsi à un registre narcissique que nous avons vu Naïma investir d’emblée dans les entretiens.

Je termine généralement le premier entretien en interrogeant les jeunes filles sur leur vécu de cette rencontre initiale. Il semble qu’un moment de cette nature permette parfois d’évacuer ce qui est resté en latence de leur anxiété ou de leurs attentes particulières préalables à ce rendez-vous. C’est à ce moment-là que s’expriment volontiers des représentations stéréotypées, que celles-ci s’estompent ou se renforcent encore après notre échange. Concernant Naïma toutefois, je dois dire que j’ai hésité un instant à aborder cette réflexion. Ma crainte était en fait de renforcer chez elle le mouvement narcissique qui avait déjà été suffisamment présent au cours de l’entretien, et ainsi de lui donner la parole sur quelque chose qu’elle avait déjà largement exprimé…

Q - Avant de vous donner un rendez-vous pour la semaine prochaine, vous pourriez dire ce que vous avez pensé de cet entretien…

- Ben ce que j’ai trouvé de bien, c’est que vous m’avez pas pris la tête avec mes parents. C’est vrai ça ! A l’hôpital, à chaque fois, d’entrée c’était et vos parents et vos parents… Mais ils y sont pour rien mes parents, qu’est-ce qu’ils ont à voir là-dedans ? Et vous, vous avez des enfants ?

Q - Mardi soir, 18 heures ?

- Alors vous me répondrez la prochaine fois, d’accord ?

… puis elle sort en courant.