c - LA MISE A L’ECART DE LA MERE

Notre hypothèse est que cette séparation effective de Naïma et de son père ainsi que le cadre de l’entretien réactiverait en elle la prégnance d’une image paternelle qui apparaît avec insistance comme une référence identificatoire, et apparemment exempte de violence familiale. Ce qui est notable dans ses propos, c’est la nature omnipotente de cette référence, laquelle ouvre à une identification narcissique pour cette adolescente :

Q - Et ça veut dire quoi jamais déçue ?

- Oh mais c’est pas que je faisais ce que je voulais ! Il voulait pas que je sorte, ni que je couche avec des garçons... Des fois je demandais pour sortir un peu, il fallait toujours que je sois bien rentrée à l’heure. De toute façon j’avais pas tellement d’amis. Mais ça c’était pas grave, on discutait ensemble, c’était toujours ça.

Q - Et votre mère, dans tout ça ?

[Ici Naïma change de visage, de manière imperceptible, comme si elle devait changer de registre affectif avant de répondre].

- C’est une folle ! Elle est complètement hystérique, elle fait rien pour arranger les choses ! Mon père essaie de la calmer de temps en temps, mais j’vous l’ai dit l’autre jour moi je l’ai allongée. Mais déjà, depuis ma première tentative de suicide, elle ne me tapait plus. De toute façon, je l’ai toujours connue comme ça.

Q - Et elle, qu’est-ce qu’elle en pense du fait que vos frères vous tapent ?

- J’sais pas. Mais elle met tout le temps de l’huile sur le feu, des fois c’est de sa faute si ça va mal. Après que je l’ai tapée, on se parlait plus beaucoup, c’était mieux comme ça. De toute façon, elle comprend rien !

Q - Eh bien dites donc, vous ne pensez pas à chacun de vos parents de la même manière…

- Ouais, c’est pas pareil… [Naïma réfléchit un moment, les yeux dans le vide.] C’est vrai je suis devenue vulgaire et agressive, je ne m’aime pas comme ça... Mais elle exagère aussi, elle.

Q - Vous avez fait une sorte de choix entre votre père et votre mère ?

- Ben… y faut bien. Ils ne sont jamais d’accord. Mais mon père il essaie d’arranger les choses, lui ! Elle, elle dit toujours que ça sert à rien qu’il discute… qu’elle en a marre de cette maison, et que si ça continue elle va partir.

Q - Mais à un moment, vous-même vous avez senti que votre père ne pouvait plus les arranger et vous êtes partie, justement…

- Ouais ! Mais c’est elle qui fait les problèmes ! A gueuler tout le temps, ça énerve tout le monde ! Alors forcément, ça va pas, et les gifles, c’est pas pour elle ! Après elle dit qu’elle veut partir…

Ce point de vue de Naïma s’organise comme une caricature : un père quasiment sans défauts, une mère objet de tous les reproches. D’ailleurs Naïma ne dit jamais « ma mère », ce dont je me rends compte lorsqu’elle rapproche paradoxalement sa plainte de celle de sa mère, pour se confondre dans mon écoute à ce "elle" qui lie leurs féminités dans la maltraitance familiale.

Je dois dire aussi que je n’ai guère cru à l’évocation des coups que Naïma et sa mère auraient échangés, en tout cas pas sous la forme violente sous laquelle ils ont été transmis par cette adolescente. La dimension soudainement théâtrale de ses propos qui font apparaître une mère responsable de tout et qu’elle frapperait m’a fait penser à une contre-attitude destinée à éviter la représentation d’altercations avec le père lui-même, autrement responsable de cette situation. Puis c’est la culpabilité liée à cette figuration d’agressions sur la mère qui a pu provoquer ensuite la dénonciation d’une mère violente contre Naïma, voire contre toute la famille.