II - 1 - 4 - L’entretien avec les parents

a - LE DENI DE LA VIOLENCE PHYSIQUE

Ce qui m’étonne d’emblée est la différence vestimentaire affichée par ce couple. La mère de Naïma se présente habillée de manière assez traditionnelle dans sa culture d’origine. Une grande robe imprimée de couleur bleue, un foulard sur la tête, les doigts portant d’abondantes traces de henné ainsi que de nombreux bijoux, tout ceci contraste avec un époux dans une tenue que je ressens comme volontairement occidentalisée, un costume trois pièces, chemise blanche et cravate en soie, tenue d’un effet quasi-directorial.

Après avoir resitué pour ces parents l’objectif de notre convocation (recueillir leur avis sur la situation et l’avenir de leur fille et pouvoir témoigner à leur tour sur les faits dénoncés dans le cabinet du Juge pour enfants), nous leur demandons comment ils ont compris la démarche de leur fille. C’est le père de Naïma qui répond, son épouse respectant durant une bonne partie de l’entretien un silence complet (tenant d’une attitude assez marquée culturellement, encore que de moins en moins observable dans ma pratique - une femme ne parlant pas en présence de son mari sauf si celui-ci lui en donne l’autorisation). Cette mère manifeste toutefois une attention soutenue tout au long des échanges.

Monsieur - Non… C’est rien. Ça lui a pris parce qu’elle s’est disputée avec son frère. Alors ça l’a énervée. C’est qu’elle est impulsive Naïma, ça part au quart de tour avec elle !

Q - Il semble que ça fasse assez longtemps qu’elle se dispute avec lui, ou avec eux… A moins que ça soit eux qui se disputent avec elle…

M. - Elle est dure avec eux, vous savez, elle leur tient tête tout le temps, et des insultes... ça les énerve bien sûr. C’est qu’il faut voir comment elle leur parle ! Ça a commencé quand elle est allée en sixième. C’est là-bas ! Elle a rencontré des mauvais exemples. Mais avec moi, ça va bien. Enfin… ça allait bien jusqu’à ce que sa tante lui monte la tête.

Q - Vous pensez que Naïma n’avait pas de vraies raisons de vouloir partir de la maison ?

M. - Mais quelles raisons ? C’est comme dans toutes les familles ! Bien sûr qu’ils ne s’entendent pas tous les jours… On peut pas être d’accord sur tout. C’est normal, ça, entre frères et sœurs ! Mais moi, je leur dis souvent : dans une famille, on doit se supporter.

Q - Chez le Juge, Naïma a parlé de violences de la part de ses frères… Vous en pensez quoi, Madame ?

Monsieur [qui n’attend pas que son épouse prenne la parole] - Nooon ! C’est vrai qu’il tape des fois. Mais pas méchant, hein ? Mais je lui dis à lui, aussi ! Tu exagères ! Un jour, il y aura un problème si tu continues. C’est vrai ça… Non, mais il est pas méchant. Et puis il s’est jamais rien passé de grave !

Q - Et pour vous Monsieur, qu’est-ce que ça serait, « grave » ?

M. - Je sais pas… l’hôpital, ou quelque chose comme un mauvais coup. C’est qu’il connaît pas sa force, aussi. Mais il est pas méchant.

Q - Je crois qu’il y a eu un problème déjà… Il a été incarcéré dernièrement ?

M. - Une bêtise. Il s’est fait entraîner, et puis c’est lui qui a pris. Mais je dis pas, hein ? Je lui ai dit : t’avais qu’à faire attention ! T’as fait une bêtise, tu paies. Mais bon, ça empêche pas de les aider, hein ? C’est comme pour Naïma, on est venus aujourd’hui, il faut s’expliquer. Il faut les comprendre, les aider au maximum, les enfants. c’est difficile pour eux !

Q - Peut-être que pour vous aussi c’est difficile, de voir tout le monde se disputer… C’est que la famille, ça a l’air important pour vous…

M. - C’est vrai que c’est pas facile. On n’a pas élevé nos enfants pour voir ça. Mais ça ira mieux bientôt, c’est un mauvais moment, c’est tout.

Q - Peut-être que le moment difficile, c’est la séparation actuelle. Mais après, avec Naïma, ça peut être plus tranquille si elle ne vit plus à la maison….

M. - Non, c’est mieux qu’elle rentre. On peut la voir, Naïma ?

Q - Ah non… Là, elle est au lycée, cet après-midi. Et puis en ce moment, nous pensons qu’il vaut mieux se limiter aux échanges téléphoniques, d’ici le rendez-vous chez le Juge. Je crois que vous l’avez eue au téléphone il y a quelques jours, vous Monsieur ?

M. - Oui, mais elle s’énerve, elle s’énerve. C’est pour ça que j’aurais voulu la voir, pour parler quoi… Je veux qu’elle rentre. C’est sa place à la maison. Bien sûr c’est difficile pour elle, son frère, tout ça... mais il faut qu’elle comprenne. C’est difficile pour tout le monde. Je vois pas pourquoi elle irait dans un foyer !

Q - Qu’est-ce que vous en pensez, vous, Madame ?

Pour toute réponse, la mère de Naïma fait une moue que j’interprète comme un refus de s’engager à ce moment-là sur cette question, ce qui, après le plaidoyer de son mari, m’apparaît alors comme une façon de se démarquer de ce dernier. Et il m’apparaît soudain, comme par contrecoup, que la mimique de cette mère fonctionne comme une prise de distance à l’égard de l’ensemble des propos tenus par son époux, lesquels témoignent de sa banalisation de la violence familiale, ainsi que d’une forme de déni de la souffrance de sa fille.