b - DES AUTO-AGRESSIONS QUI NE SONT PAS ENTENDUES

On peut observer que cette volonté paternelle de conserver l’unité familiale l’amène à autoriser certains débordements pulsionnels, conduisant à ce que prédomine la règle de l’indifférenciation contre laquelle nous avons dit que Naïma luttait à travers ses tentatives de suicide. Mais nous pourrions aussi bien retourner cette proposition et dire que la recherche d’une indifférenciation peut se traduire par des attitudes paternelles tendant à ne pas donner de cohérence à l’ensemble, notamment en termes de reconnaissance d’autrui et de limites, ce qui corrobore un certain nombre d’éléments théoriques qui situent dans une défaillance de la fonction paternelle l’étiologie de nombre de comportements suicidaires d’adolescents (M. POROT, 1969, J. STORK, 1977, D. MARCELLI et A. BRACONNIER, 1983).

D’ailleurs les tentatives de suicide de Naïma n’ont semble-t-il pas interrogé ce père sur l’économie familiale dans laquelle elles se sont produites, mais ont plutôt été traitées par le déplacement (comme les attitudes de cette jeune fille était ramenées aux "mauvais exemples" du collège) :

Q - Qu’est-ce que vous avez pensé de ses tentatives de suicide, il y a quelques années ?

M. - On a pensé que c’était un problème avec un garçon, comme des problèmes sentimentaux, on a pensé que ça lui passerait.

Q - Vous ne pensez pas que ça pouvait être lié aux coups que ses frères lui donnaient ?

M. - Non. Vraiment, je crois pas. On sait que c’est ce qu’elle avait dit aux psychiatres à l’hôpital. Mais vous savez, déjà à l’époque, elle criait et tapait, depuis qu’elle a onze douze ans. Alors quand il y avait des problèmes comme ça, elle se suicidait pas vous savez…

Q - Et si vous essayiez d’en parler avec elle, vous arriviez à avancer sur ce qui allait pas ?

M. - Oh pas tellement ! Elle voulait pas dire pourquoi elle les prenait, ces médicaments, c’est qu’elle a la tête dure. On pouvait pas l’obliger à parler, c’est peut-être ce qui aurait fallu faire… Comment vous feriez, vous ? Mais c’était jamais grave, hein ? Si y avait eu des médicaments dangereux, de toute façon, on les aurait pas laissés…

Q - Les tentatives de suicide de Naïma, elles avaient quels effets sur la vie à la maison ?

M. - Oh ben, ses frères et sa sœur, ils pleuraient tous au début. Ça leur a fait un choc, vous savez. Nous aussi hein ? On se demandait pourquoi, mais c’est à l’école, tout ça, les fréquentations… Et puis quand elle revenait, elle voulait rien dire, pas dire qui c’était, tout ça.

Q - C’est peut-être que Naïma, elle pensait que la solution, elle était dans la famille ?

M. - Oui, mais si elle dit rien… moi, je peux rien faire ! Si les enfants, ils demandent, moi je fais tout ce que je peux, vous savez. Sofiane, le grand, je l’avais prévenu qu’avec ses copains, des voyous, il aurait des problèmes. En plus quand il sort de prison, il fait des problèmes, il se prend pour un crack ! Il se croyait le plus fort… je l’ai mis à la porte. Mais je le vois traîner dehors sans rien, je lui dis de revenir à la maison au moins pour manger, mon cœur saignait de le voir comme ça. Et le mettre à la porte, j’y arrive pas.

Bien sûr, on ne relève ici aucune passivité dans les attitudes de ce père. mais on peut entendre que c’est par l’inhibition active de sa fonction de protection du collectif qu’il est conduit à se situer dans les moments difficiles. Certes, il n’est pas question ici de juger les attitudes de ce monsieur, jusqu’à lui conseiller d’exclure seulement son grand fils comme toute solution à ces problèmes familiaux ! Mais comment interpeller chez ce père la contradiction d’une attitude tendant à reconnaître la souffrance du fils, consécutive à l’imposition d’une limite (la sanction judiciaire, la punition paternelle), et à banaliser celle de la fille, liée au fait d’être battue et, plus fondamentalement, à un désordre familial ?

Q - Pour vous monsieur, le plus important, c’est que les enfants soient à la maison, en conclusion, même si ça oblige à affronter de gros problèmes…

M. - Oui, mais je vous l’ai dit, la famille, c’est ce qu’il y a de plus important.

Q - Oui, c’est important pour vous. Mais si Naïma restait placée pour qu’elle aille mieux, elle ferait bien toujours partie de la famille, avec de meilleures relations peut-être…

M. - Non, non… Sa place, elle est avec nous. On n’a pas fait des enfants pour les mettre dehors vous savez !

Q - Dedans, c’est parfois plus dur que dehors…

M. - Oui, mais dans un foyer, c’est pas sa place…

Q - Avant les problèmes dont on a parlé ici, Naïma, elle était comment comme enfant, son caractère…

M. - Avant c’est bien. Elle parle, de ce qu’elle fait, ce qu’elle veut... Moi je la trouve gentille. Elle veut toujours faire plaisir. Maintenant je comprends pas, ça va plus. L’autre fois, un peu avant le Juge, ils se sont tous disputés, elle passe à côté de moi dans la cuisine et en faisant je sais pas quoi, elle me parle tout bas, comme ça, il me semble que c’est une insulte. Je veux pas lui faire répéter, je pense qu’elle veut provoquer. Je veux pas en rajouter.