a – UNE REAPPROPRIATION MATERIELLE

- Bonjour ! Ouh là, je suis en retard !

Q - Deux trois minutes…

- Ah bon ? Je croyais au moins dix.

[Puis Naïma prend une pose en soupirant longuement]

Q - Quelque chose de nouveau ?

- Ouais ben je pense que vous le savez déjà. Ils ont dû vous le dire. J’ai été chez moi. [Naïma attend alors ma réaction en me regardant fixement, et je ressens de la provocation dans son attitude].

Q - Oui.

[Puis après quelques secondes de silence Naïma enchaîne comme à regret, déjà lassée d’attendre de ma part une réaction réprobatrice qui ne vient pas… ou manifestant ainsi une diminution de sa recherche d’excitations]

- Ils étaient pas bien d’accord. Mais j’ai bien le droit d’aller chercher mes affaires, quand même…

Q - Qui n’était pas bien d’accord ?

- Ben les éducateurs…

Q - Ah oui… Moi je pensais que c’était vos parents qui pouvaient ne pas être d’accord pour que vous emmeniez vos affaires.

- Oh mais c’est MES affaires, ils ont pas intérêt à y toucher.

Q - Et ça s’est passé comment ?

- Oh, bien. Il n’y avait personne. Ma mère, c’est tout. On ne s’est presque rien dit. Mon père il était au commissariat avec Sofiane pour son histoire… Il s’en fout de moi, pourquoi je partirais pas ?

Q - Votre père savait que vous veniez ?

- Ben oui, j’ai appelé le mercredi d’avant, Kamel il leur a dit. Mais il me comprend pas assez, c’est toujours mes frères qui ont raison. Il s’intéresse à eux, se déplace quand ils ont des problèmes, et alors pourquoi pas pour moi ?

Q - Il est pourtant venu au rendez-vous qu’on lui a fixé ici…

- Ouais, mais pour que je revienne à la maison ! C’est pas comprendre, ça… Je le sais, c’est l’éducateur qui me l’a dit ! C’est qu’il veut pas qu’on dise que sa fille elle est dehors, c’est tout. Que je me fasse taper, ça, ça se voit pas dehors, alors il s’en fout.

Notons que ce début d’entretien rompt radicalement avec plusieurs caractéristiques antérieures. La tonalité de séduction à mon égard a manifestement diminué, Naïma ayant manifestement opté pour la critique du père plutôt que de poursuivre son rapproché antagoniste avec moi. En ce sens, le transfert ambivalent tend à s’apaiser. Puis le père est maintenant présenté comme cherchant à la ramener à la maison non par amour pour elle, mais bien pour sauver la face aux yeux de l’environnement. Enfin le départ de la maison paraît maintenant consommé, et je sens Naïma se présenter dans le geste de « claquer la porte » d’un appartement encore une fois déserté par le père en raison des comportements de Sofiane, son paquetage arraché à sa famille.

D’autre part sa critique du père semble passer par une critique de tout adulte référent, comme "les éducateurs", pour sauver ses affaires personnelles d’un toucher devenu subitement impensable. Lorsque cette adolescente appuie ainsi son propos ("MES affaires"), je ressens que la période des coups est définitivement dépassée, plus rien, même l’amour pour le père, ne justifiant de laisser toucher quelque chose lui appartenant en propre, ce qui semble signifier pour elle qu’elle n’est décidément plus la propriété de sa famille. D’ailleurs cette revendication donne lieu ensuite à l’énoncé d’une rivalité avec les frères, qui la resitue dans une fratrie connaissant "des problèmes", et plus du tout dans la communauté de refoulement qui apparaissait dans les entretiens précédents. Ainsi la passivité va-t-elle diminuant, ainsi que le registre narcissique que Naïma paraissait avoir investi.