e - LA TENTATIVE DE SE DONNER DES LIMITES

Nous devons toutefois aller plus loin dans cette compréhension des comportements violents, et en les articulant notamment à la dynamique familiale. Faire le constat de ce qui se passe dans la subjectivité de chacun n’exclut pas que nous observions que c’est une dialectique intersubjective qui s’exprime ici, frères et sœur manifestant par leurs diverses attitudes que leurs adolescences entrent aussi en résonance avec la problématique familiale elle-même.

Formulons ainsi l’hypothèse que dans le vide de limites et de repères symboliques, ainsi que dans l’angoisse suscitée par des positions paternelles ambiguës au regard de la différenciation, les attitudes de ces enfants, au fur et à mesure de leurs avancées dans l’adolescence, ne sont que des façons de mutuellement se donner la castration. La brutalité des affrontements physiques et verbaux est sans doute à la mesure de la laxité des attitudes parentales, même si le rôle joué par la mère n’est pas assimilable à celui du père. Cette indifférenciation, que nous relions aux difficultés du père à imposer des limites aux agirs de chacun, aurait pour fonction d’associer dans une visée anti-dépressive l’ensemble de la famille au même destin, et quel que soit le prix à payer pour chacun. Aussi cette violence physique peut-elle être interprétée comme une réassurance, la concrétisation d’une limite devant cette indifférenciation familiale. C’est ce que P. JEAMMET évoque lorsqu’il écrit que la violence « instaure brutalement un processus de séparation, de coupure, de différenciation avec l’autre. » [1997, p7]

Les attitudes transférentielles de Naïma nous ont par ailleurs montré toute son ambivalence au sujet de ces enjeux de proximité/éloignement, par ses mouvements séducteurs construits sur la moquerie ainsi que ses remises en cause du cadre, ou ses essais de le contourner. Revenir sur la nécessaire asymétrie d’une relation comme la nôtre ("… vous, vous me parlerez jamais de ce que vous faites, alors ?"), contester ostensiblement par sa motricité la règle de verbaliser et non d’agir ses mouvements psychiques, décider de qui fait quoi dans cet entretien ("pourquoi c’est vous qui dites quand on s’arrête, moi aussi j’ai une montre"), tout ceci est indicateur d’un questionnement des repères symboliques qui l’amène à inverser ou à infléchir les faits de différence (le psychologue-l’hébergée, l’adulte-l’adolescente), ou les diverses manières de transformer et de symboliser, ce que nous avons déjà désigné comme un « jeu avec son surmoi ».

La violence familiale aurait ainsi la fonction de produire des substituts d’une contention symbolique défaillante. C’est pourquoi nous dirons que cette brutalité trouve sa source ailleurs que dans les seules animosités de la fratrie, et que frères et sœur tentaient bien ainsi de remplacer le père en tant qu’opérateurs de la castration dans la réalité.

Cette modalité, aux dires de chacun, a commencé au cours de l’adolescence des deux aînés, et c’est comme si c’était le plus fort des réactivations pulsionnelles qui avait entraîné cette limitation. Si nous avons déjà écrit supra que l’éclosion pubertaire suscite entre autres dangers le risque d’un retour du fantasme incestueux inconscient, il faut souligner ici que le contexte symboliquement troublé de ce fonctionnement familial paraît donner corps à cette menace.

Ainsi la violence familiale apparaît-elle comme une première solution donnant simultanément aux coups une valeur d’agressivité fantasmatique (dans la mesure où ils préservent des relations différenciées entre sujets et objets) et une dimension de violence fantasmatique déjà problématisée supra. Soulignons ici que cet ensemble favorise une situation de confusion dans les registres objectal et narcissique pour Naïma, à laquelle se sont associées ensuite ses prises de médicaments.