f - LA VIOLENCE PHYSIQUE EVOQUE UNE SITUATION INCESTUELLE

Introduisons à présent la réalité et la fonction de ces absorptions toxiques, liées d’emblée à cette emprise dans les dires de Naïma, et reprécisons aussi leur aspect consécutif : trois tentatives de suicide en huit mois, un an et demi après le début des violences fraternelles. Et si nous venons de développer un raisonnement portant sur la nécessité de castration symbolique qui détermine ces attitudes, nous devons aussi repérer, dix-huit mois plus tard, le caractère insupportable de celles-ci. C’est d’ailleurs sur cet aspect que Naïma a commencé à témoigner durant les entretiens, et ce que nous pouvons en entendre est que la violence familiale avait progressivement revêtu la marque du danger auquel elle était susceptible de parer. Le problème a en quelque sorte contaminé la solution, et poussé Naïma à déplacer cette solution vers des mesures plus radicales encore. En somme, non seulement le problème initial est resté entier, mais s’y ajoute ensuite les conséquences de cette fausse solution d’agressivité dans la fratrie. La solution de s’attaquer soi-même pour ne pas continuer de l’être par d’autres laisse bien supposer que le danger fui par Naïma dans ses prises de médicaments est un autre danger que la violence dans la réalité. Ici, nous devons reprendre la qualification des coups dans le registre intrapsychique et avancer leur dimension de violence fantasmatique pour Naïma, confrontée à ce que cette violence physique suscite en elle.

« Le nécessaire changement d’objet intervenant au cours de la psychogenèse de la génitalité œdipienne chez la fille inscrit curieusement la violence du monde « extérieur » au compte du destin libidinal par le « traumatisme » de l’effraction physique du corps dans le coït. » [J. GUILLAUMIN, 1983, p95] Si nous rappelons cette citation (partiellement présentée au cours de notre revue conceptuelle), c’est qu’elle évoque assez précisément l’effet secondaire le plus inconscient de cette violence familiale sur Naïma, en présence d’un père dont la position évoque si peu la limite donnée aux fantasmes de toute nature. Ainsi, dans les propos de cette jeune fille, l’isolement de la responsabilité des coups sur toute la famille, mais surtout pas le père apparaît comme un processus de déliaison de deux contenus de pensée. Nous aurions alors une réponse à la question portant sur la nécessité du clivage réalisé par Naïma, dans l’idée que si elle ne fait pas le rapprochement entre le fait d’être battue et l’inactivité du père à ce sujet, c’est que ce lien rendrait consciente la charge émotive de recevoir ces coups en tant qu’autorisés ou commandités par le père. C’est pourquoi on pourrait dire que l’image fraternelle constituée par Naïma est une formation réactionnelle à l’angoisse suscitée par l’absence de véritable réaction du père.

A notre question initiale portant sur la possibilité de se représenter les expériences de violence physique, nous avions trouvé une première réponse en ce que pour Naïma, cela se représentait comme un plaisir de l’agresseur. Nous préciserons ici que cette représentation apparaît comme le contre-investissement d’une autre représentation de plaisir de Naïma elle-même, représentation inconsciente et marquée d’une motion incestueuse concernant son père.

Ainsi l’agressivité fantasmatique, qui dans son immédiateté prétendait limiter l’extension de l’angoisse de chacun, s’est-elle révélée secondairement comme une source d’excitation sexuelle, et ce n’est pas le moindre effet des coups que d’avoir renforcé une dimension incestuelle dans les relations à l’intérieur de la fratrie.

Nous utilisons ici la conceptualisation de P.-C. RACAMIER lorsqu’il différencie l’ « inceste » de l’ « incestuel » : « Un climat où souffle le vent de l’inceste, sans qu’il y ait inceste. » [1995, p13] Au nombre de ces équivalents d’inceste cet auteur compte la violence familiale pour primordiale dans ses effets de séduction et d’empêchement de la symbolisation : « L’incestuel, c’est ce qui dans la vie psychique individuelle familiale et même sociale, porte l’empreinte de l’inceste, ni fantasmé, ni symbolisé sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes corporelles. » [1997, p12]

Nous devons souligner que l’inceste frère-sœur fantasmatiquement suscité par cette mise en actes dépasse le couple narcissique frère-sœur, c’est-à-dire asexué et dont l’inceste « est d’ailleurs assez courant et dans certains milieux même banal. » [B. GRUNBERGER, 1966, p341] Sans exclure que la dynamique familiale ait pu dans les temps qui ont précédé ces événements favorisé ce type de relation « banale », ce que nous évoquons à l’inverse dans cette recherche est une relation traversée par des dynamiques pulsionnelles qui marquent nettement la situation par un danger d’inceste tout à fait insécurisant.