c - UNE ELECTRICITE PULSIONNELLE

Q - Il y a beaucoup de cris, d’énervements dans ce que vous racontez de chez vous. Il y a un endroit où vous vous sentiez mieux ? A l’école peut-être ?

- Oh là là non ! J’étais surexcitée en cours. J’allais à l’école pour oublier chez moi, mais toute la haine que j’avais contre lui, ça se mettait en excitation. Et puis quand j’arrivais à la maison, c’était la tension et dès que je le voyais, c’était la surtension...

Q - On dirait que vous parlez d’un courant électrique… Comment ça peut se débrancher tout ça ?

[Selma réfléchit un moment, comme si ma question présentait quelque chose de saugrenu, peut-être ce lien entre des excitations internes et l’idée d’un interrupteur…, puis elle répond brusquement…]

- Eh ben pas en se suicidant en tout cas, j’ai trouvé que c’était stupide, il n’y a pas de quoi gâcher ma vie pour lui. Non… J’ai pensé que je me vengerais mieux en allant voir une assistante sociale qu’en me suicidant. Oui, le pire que je pouvais lui faire, c’est ça !

Q - Alors ça, ça arrête la tension, donc ?

- Ah ouais, radical ! Ça va drôlement mieux. Ne plus l’entendre me faire des remarques, ça c’est bien.

Q - Oui. Ce qui veut dire que vous êtes partie de la maison en laissant la tension là-bas…

- Ben je sais pas… Des fois, si, je suis énervée ici aussi. Par exemple, quand je vois des ados qui ont des petits problèmes d’ados et qui se plaignent, j’ai envie de les tuer…

Q - Vous avez l’impression qu’avec votre père, c’était de plus gros problèmes que les autres filles hébergées ici ?

- Oh je dis pas, hein ? Mais c’est vrai que ça m’énerve des fois. J’en parle à Agnès. Elle aussi elle trouve que c’est pas pareil d’être tapée comme ça.

Q - Agnès ?

- Ma copine, depuis la primaire, on est pareilles.

Q - Et ici, qu’est-ce qui vous paraît vraiment différent avec les situations des autres ?

- Ben le fait que ça peut recommencer n’importe quand… Remarquez maintenant si mon père tente quelque chose, ça ne me gêne pas, il y a la Juge pour enfants !

On notera que si d’autres représentations sont apparues dans le vécu scolaire de Selma, leur dimension électrique semble nous ramener très vite, comme dans un mouvement d’arc réflexe, dans le cadre familial. Certes, ces métaphores de tension paraissent bien donner une représentation à la pulsion, fût-ce celle du risque de court-circuit. Et c’est à Luca, le héros adolescent de A. Moravia, que j’associe à ce moment-là les dires de cette jeune fille. Concernant ce garçon, c’est par l’expérience d’une électrocution bien réelle que l’auteur rend compte des effets de toute cette énergie intérieure : « … et Luca hurlait, et le courant continuait de lui faire vibrer le corps avec une force mauvaise, une force qui semblait venir non point des fils mais du monde entier, de ce monde mystérieux et hostile qu’il haïssait sans le connaître. » [1949, p19]

Ce qui libère ce jeune homme, c’est que quelqu’un, on ne sait qui dans le roman, va fermer le compteur. Ce passage du livre de A. Moravia laisse d’ailleurs l’idée que la mère, effrayée puis consolatrice, est la seule concernée en tant que personne réelle par ce débordement pulsionnel masculin. Sans doute parce qu’il est question alors de la séparation la plus douloureuse pour un garçon, A. Moravia fait le choix de le laisser seul face à sa mère, non sans faire intervenir cette main salvatrice, et séparatrice, qui fonctionne précisément ici comme un tiers symbolique, c’est-à-dire sans image.