d - UNE REPRESENTATION DE LA JUGE QUI PROTEGE DE TOUT

C’est sans doute ce qui me conduit à demander à Selma « qui débranche le compteur » dans sa situation à elle, ressentant alors l’impasse dans laquelle elle se trouve si l’on admet qu’il n’y a plus de père à distance pour veiller à sa protection. La représentation de l’assistante sociale qui oriente vers la Juge pour enfants recouvre alors cette fonction ; Selma semble avoir compris que son intervention a un avantage certain sur la mort par électrocution ou suicide.

Q - Vous voulez dire qu’il fait encore des menaces à votre sujet ?

- Non ! Pour Agnès. C’est elle qui m’a soutenue pour aller chez l’assistante sociale. Alors j’ai peur qu’il aille la taper, il est tellement remonté !

Q - Ah ? Il pourrait la taper aussi ?

- Non, en fait, y a son père, à moins de se battre avec son père…

Q - Oui. Là, ça irait un peu loin, quand même…

- De toute façon, c’est le roi des menaces, il fera jamais rien, il cause, il cause… [Puis, après un temps de réflexion] Mais j’ai peur aussi qu’elle se fasse taper par son père, comme mon père a été dire qu’elle m’avait aidée à aller chez la Juge…

Q - Ah bon ? Elle aussi elle connaît des problèmes comme ça chez elle ?

- Son père lui a déjà cassé un balai dessus, et même une fois il lui a cassé le bras ! On se raconte, ça aide à tenir le coup.

Q - Et il n’y a jamais eu de suite sur un plan juridique, même à l’hôpital ?

- Ben non. Mais c’est qu’une fois que c’est allé aussi loin. C’est que c’est pas comme pour moi, obligée de partir, tout ça… Son père, il craint moins quand même.

Mais cette idée de bagarre entre son père et le père d’Agnès, ou la violence de cet autre père sur sa fille paraît nettement moins excitante à Selma, qui l’écarte vite dans une moue dubitative… renforçant le commentaire préliminaire et définitif sur son père ("… c’est le roi des menaces, il fera jamais rien, il cause, il cause…"). Ayant l’impression qu’il s’agit en fait pour elle de s’approprier la violence paternelle, je réinterroge très directement son propos du début de l’entretien :

Q - Et à la maison, vous ne craignez pas que votre placement change quelque chose pour votre sœur ?

- Non, mon père l’adore trop ! Il lui fera jamais rien. Déjà chez la Juge, il me disait que je ne devais pas partir, parce que j’étais sa grande sœur et qu’elle avait besoin de moi ! C’est lui, oui, qui a besoin de moi ! Pour se défouler !

Q - Et ça vous paraît un peu injuste…

- Oh non ! Je préfère ça, je l’adore. Il vaut mieux qu’il l’adore qu’autrement...

Q - Et au sujet de sa liberté, à votre sœur, elle rencontre aussi des refus de votre père ?

- Nooon, rien du tout. Par exemple, quand elle a redoublé sa troisième, il a rien dit, c’était presque les profs qui avaient tort… Aussi, elle veut être éducatrice. Mon père, il déteste ce métier, elle le fait quand même. Dans les pensions, il a rencontré des éducs qui lui ont donné tort. Moi je lui dis, laisse-la faire ce métier, quand tu seras mort, tu seras plus derrière elle…

Q - Oh, peut-être avant qu’il ne meure, quand même… Et puis votre sœur, elle attendra peut-être pas ça pour partir de la maison ?

[Selma rit du ton très sérieux avec lequel j’ai dit ça, comme si je prenais son propos au pied de la lettre.]

- Non, mais c’est façon de parler, quoi… Même moi, des fois je me dis si il pouvait crever… mais je le pense pas vraiment hein !! Mais ces remarques sur tout, comme si il avait toujours raison…

On notera ici que le vœu de mort, formulé plus facilement au sujet de la situation de sa sœur, est vite repris dans un mouvement de honte lorsque je l’ « officialise ». Puis il est enfin justifié dans un vécu de persécution. Je pense aussi devant cette dernière réponse à une dimension ludique avec laquelle cette idée de la mort du père est apparue, comme si la toute-puissance affichée par celui-ci donnait lieu à un imaginaire sur sa castration, que la mort elle-même pourrait occasionner. D’ailleurs cette idée de mort a somme toute été présente durant cette première rencontre avec cette jeune fille ; la tentative de suicide en avait déjà été l’occasion. Cette dernière séquence d’entretien m’a donné à penser que Selma était décidément bien ambivalente au sujet de son père. Et je m’aperçois enfin que nous n’avons pas ou très peu évoqué sa mère durant ce rendez-vous, comme si j’avais implicitement souscrit à un « interdit » que cette adolescente aurait posé au départ de notre rencontre ("… et puis réfléchir à ce qui s’est passé avec vos parents…- Ah mais c’est simple ça ! C’est que mon père me battait…")

Mais ayant déjà dépassé le temps de l’entretien de quelques minutes, je mets rapidement fin à notre rencontre en fixant un second rendez-vous à Selma pour la quinzaine suivante, étant absent pour quelques jours, et oubliant alors de la questionner sur son vécu de cette première rencontre.