II - 2 - 3 - Deuxième entretien

a - UNE TONALITE PLUS RALENTIE

Lorsque Selma entre dans mon bureau cette deuxième fois, elle me semble moins tonique que la fois précédente. A peine assise, elle entame l’entretien de cette manière :

- Oh, j’en ai marre, moi. J’ai pas envie de parler aujourd’hui. J’ai la rage, moi. J’en ai marre d’être dans ce foyer, marre d’être avec ces filles, marre de l’école. J’aimerais bien que ça avance. Ça fait déjà deux semaines que je suis là, y a rien qui bouge… Moi je croyais que ça irait plus vite…

Q - Quoi ?

- Ben la suite, cette o-rien-ta-tion

Selma prononce ce mot du bout des lèvres, en détachant bien les syllabes, comme pour témoigner qu’il ne fait pas partie de son vocabulaire, mais de celui des adultes de l’institution. Il me semble qu’elle veut manifester alors une position contestataire et plaignante, dans le sens où nous ne nous occuperions pas réellement d’elle, ou pas suffisamment bien, et que son marasme affiché serait lié à sa présence même dans ce foyer, incapable de réaliser le projet d’ « orientation ». Et visiblement satisfaite d’avoir pu évoquer la passivité et l’impuissance des adultes de l’établissement, elle enchaîne en évoquant ce que je comprends rapidement comme une toute-puissance paternelle.

… C’est toujours pareil avec mon père. Dimanche, j’ai été chez moi, il a fallu qu’il me fasse des remarques, sur n’importe quoi.

Q - Et votre mère, vous avez pu parler avec elle ?

- Oh, elle dit rien dans ces cas-là. Qu’est-ce que vous voulez qu’elle dise ? Qu’est-ce qu’elle comprend, elle… Il a toujours raison. Il ferait croire n’importe quoi à n’importe qui ! Il ferait croire à une nonne que c’est un curé… Il se prend pour le Bon Dieu !

Q - Ah oui… Alors ici, ça doit vous changer de chez vous, ces adultes qui mettent autant de temps juste pour trouver un autre foyer…

Puis Selma, qui avait entamé tambour battant l’entretien, reçoit mon commentaire avec un petit sourire, que je pourrais aussi bien qualifier de grimace, et semble tomber dans une sorte de léthargie lorsqu’elle se tait en rêvassant, les yeux dans le vague. Je fais le choix de ne pas rompre ce moment de silence, sentant que Selma a besoin, après cette charge générale contre tant d’adversaires, de retrouver par la rêverie un mode d’activité psychique plus apaisé, plus en contact avec l’interlocuteur.

Bien sûr, je ressens que ce que je lui ai transmis par ma dernière remarque a une valeur interprétative et que cela compte aussi dans son attitude de réflexion. Il s’agissait pour moi de pointer à l’adresse de Selma que ses attitudes psychiques et verbales actuelles restaient profondément marquées par ce lien antagoniste à son père, comme une manifestation de l’emprise, ce qui est certes compréhensible dans sa situation. Qualifier auprès d’elle qu’une différenciation restait possible, et ainsi un autre investissement de son séjour semblait important, qui pourrait échapper à cet enjeu d’activité-passivité qui semble avoir été la règle à la maison.