b - UNE FORME D’ATTAQUE DE L’IMAGE PATERNELLE

Je note parallèlement que cette jeune fille a quelque peu élargi ses mouvements agressifs par rapport à l’entretien précédent, ce qui va encore dans le sens d’une confusion des objets. C’est la totalité du monde extérieur qui paraît maintenant persécutrice, jusqu’à ce père semblant en être le créateur, y compris de décider de la différence des sexes, voire de l’inverser si bon lui semble… Son expression ("il ferait croire à une nonne que c’est un curé") m’a d’ailleurs laissé perplexe, un peu désarmé dans notre conversation ; elle était en tout cas inattendue dans les propos de cette jeune fille. Que dire de cela ? Que reprendre avec elle de cette image paternelle qui s’approprie à ce point le réel de la différence des sexes ? S’agit-il d’un père hors-la-loi ? Cette adolescente témoigne-t-elle ainsi que son père prend une position centrale dans son éprouvé pubertaire ? Et tout cela a-t-il à voir avec le rapproché de la violence physique ?

- Vous savez ce qu’il m’a dit ? Qu’il avait vu Geneviève, c’est une éducatrice du Rosaire, un foyer où j’étais plus petite, je la vois toujours, on est restées copines, elle habite pas loin de chez mes parents, il a dit qu’il l’avait vu l’autre jour, que maintenant elle faisait le trottoir. N’importe quoi !! Vous vous rendez compte ? Un père qui dit des trucs comme ça à sa fille… Mais quand j’étais à la maison, il disait pareil d’Agnès, qu’il l’avait vu en train de faire le trottoir… Il pense qu’à ça…Déjà de l’assistante sociale il disait des trucs… mais elle, elle a vite compris pour mon père, pas besoin de lui faire un dessin !

Q - Elle a vite compris, comme vous vous avez compris… Mais lui il continue, c’est peut-être ça qui est énervant…

- Bof, moi je réponds plus, je le laisse dire, je m’en fous de toute façon…

Q - Peut-être pas… Il me semble que ça vous fait de la peine pour plein de choses…

- Oh ! Disons plutôt que ça m’énerve. Quand il dit ça, je me sens nulle, ça me met la rage. J’ai l’impression que j’arriverai à rien. J’ai envie de tout laisser tomber… Mais ça passe, hein ! Ça va mieux maintenant que je suis ici. Sauf quand je rentre de chez moi le dimanche soir.

Q - Ça vous fait envie d’y aller, chez vous ?

- Ben oui, quand même. Il y a ma sœur, ma mère, ma chambre… C’est le côté famille, quoi ! Puis mon père, je le calcule pas tout le temps, je laisse dire, il parle tout seul, puis il se tait tout seul… des fois.

Q - Ce qui se passe avec votre père, soit ça vous met la rage, soit ça vous décourage…

Au moment où je pose cette question, j’ai en tête de travailler avec Selma les représentations concernant sa tentative de suicide, six mois auparavant : à la fois rage et découragement, affects qu’elle avait spontanément évoqués au début de cette seconde rencontre. On peut dire que l’absorption des médicaments en est la mise en acte, comme une manière de « tout laisser tomber » en s’ « énervant » parallèlement, comme s’il s’agissait en fait d’attaquer son père en elle, ou ce que son père dépose en elle et sur elle par ses propos grossiers et ses agressions physiques.

Et il me semble alors qu’élaborer cette expérience pourrait l’aider à se séparer de la tension internalisée qu’elle a évoquée jusque-là…

- Oui, c’est ça. Mais disons que maintenant, c’est plutôt la rage. De plus avoir envie de rien, ça date de vers onze ans jusqu’à il y a pas longtemps, quand j’ai été voir la Juge. C’est que quand j’étais petite, mon père, il me donnait beaucoup de responsabilités. Au moment du déménagement, quand j’avais onze ans, il a coupé d’un seul coup. Les petits il les responsabilise, les grands, il les infantilise.

Q - Et est-ce que vous diriez que le fait de prendre des médicaments, c’était une façon de refuser cette infantilisation, de dire que vous pouviez faire des choses aussi importantes que mourir ?

- Ah ben j’avais pas pensé à ça… [Selma réfléchit un long moment, puis enchaîne] C’est que moi, j’ai trouvé ça idiot de me suicider, enfin pas de me suicider, quoi…, mais de faire ça. Mais c’est vrai que c’était aussi pour faire voir à mon père queeee…

Selma laisse traîner sa voix puis s’interrompt les yeux dans le vague en haussant les épaules, comme pour manifester que si elle observe que son comportement d’alors n’a connu aucune réponse de la part de son père, il reste pourtant valide dans sa fonction narcissisante.

Q - …?

- Je sais pas… Que j’étais quelqu’un d’autre quoi, pas celle qu’il disait tout le temps.

Q - Alors peut-être que le truc le plus idiot c’est qu’il n’ait pas su que vous aviez pris ces médicaments…

- Ben c’est sûr que ça m’a ennuyée ! Mais d’un autre côté, il m’aurait encore moins comprise. Et si j’avais fait une grosse connerie, il aurait été trop content, il aurait dit vous voyez comme j’avais raison…

Je perçois dans l’ambivalence de cette réponse que Selma introduit une nuance, que ne prévoyait d’ailleurs pas mon propos, entre deux positions différentes quant à la question d’avertir le père de cette tentative de suicide.

Apparaît d’abord un mouvement de subjectivation, celui que je cherchais à qualifier par ma remarque ("prendre des médicaments, c’était une façon de refuser cette infantilisation, de dire que vous pouviez faire des choses aussi importantes que mourir…"), lequel consisterait pour Selma à manifester auprès de son père son désir de maîtriser davantage sa vie personnelle. Il s’agirait ici de sortir de la passivité pour en retirer un bénéfice d’estime de soi. Et ce mouvement irait dans le sens d’avertir le père de la tentative de suicide, dans la mesure où il s’agirait d’un acte séparateur, un « faire quelque chose » qui tendrait à agresser ce père en lui démontrant qu’il n’est pas tout-puissant dans la vie de sa fille. Nous devons souligner encore ici la présence d’une problématique de l’emprise, contre laquelle la prise de médicaments tendrait à lutter. Nous retrouvons ainsi dans le cas de Selma quelque chose d’assez similaire à ce que nous avons déjà observé dans la situation de Naïma. Les coups manifesteraient une appropriation du corps de l’adolescente par un familier ; absorber des médicaments est une façon de reprendre le contrôle de soi.

Puis j’entends ensuite que Selma installe un écart vis-à-vis du désir du père lorsqu’elle cherche à surtout ne pas correspondre à l’image dévaluée qu’il exprime à son sujet ("et si j’avais fait une grosse connerie, il aurait été trop content "). Dans ce deuxième temps, qui est celui de l’élaboration, la tentative de suicide se représente à cette adolescente comme quelque chose d’assez proche, par sa charge de violence fantasmatique, de ce que le père lui-même produit comme attitude, et dont il conviendrait tout autant de s’éloigner, en le lui cachant par exemple. Ici, c’est peut-être d’une identification à l’agresseur dont Selma chercherait à se dégager au moment où je la rencontre.

Il me semble à ce moment-là qu’interroger le sens de ce geste suicidaire pourrait faire émerger, plutôt qu’un « j’ai pas demandé à vivre », quelque chose comme « j’ai pas demandé à désirer ». Sans que cet aspect dynamique m’apparaisse avec autant de clarté durant l’entretien (seule l’idée qu’il faut aller plus loin que cette seule fonction « démonstrative » de la tentative de suicide m’occupe alors), j’interroge les conditions réelles qui ont amené Selma à passer à l’acte :