e - UNE PERSECUTION QUI SE DEPLACE

Les quelques minutes restantes me semblaient de ce fait à consacrer à son vécu institutionnel actuel, qui semblait se présenter sur une tonalité positive équivalente :

Q - On va bientôt s’arrêter, mais j’aimerais qu’on parle un peu de ce qui se passe à l’appartement, l’ambiance, les autres filles, ce que vous pensez de votre vie dans ce foyer…

- Ah ben m’en parlez pas ! C’est que ça va pas du tout ! Je parle pas des horaires ou des trucs de cuisine, les courses, tout ça, ça va… Mais c’est l’autre, là ! Cette Sandrine ! [une jeune de seize ans et demi qui a été hébergée une semaine après l’arrivée de Selma]. Elle me pique toutes mes affaires, elle arrête pas de me critiquer par derrière, et en plus elle fait un de ces boucans la nuit ! Oh mais c’est que je vais à l’école le matin moi !

Ayant eu l’occasion d’entendre parler du manque de limites de cette autre adolescente par mes collègues, et ayant le matin même rencontré cette jeune Sandrine qui soutenait que sa relation avec son copain de 29 ans "ne regardait pas [ses] parents", et que la gifle qu’elle avait mis à sa mère "c’était pour lui montrer qu’elle s’occupe pas de mes histoires", il me vient d’abord à l’esprit une forme de compassion pour Selma, que je me représente malchanceuse d’avoir à supporter cette autre résidente bien encombrante dans sa chambre… jusqu’à ce que la similarité entre les attitudes de Sandrine et celle du père de Selma m’apparaisse brutalement dans les propos de celle-ci.

Sur un plan clinique, c’est au moment où je commence à transmettre à cette jeune fille cette idée de malchance que m’apparaît réellement ce que je m’apprête à faire : plaindre Selma des mauvais traitements qu’elle reçoit dans sa chambre. Or d’une part ses propres attitudes en entretien manifestent en permanence qu’elle n’a besoin de personne, ni pour se plaindre ni pour se défendre, et il me semble d’autre part difficile de laisser de côté cette figure du persécuteur qui-critique-et-qui-fait-du-bruit-tout-seul tant elle répète l’image paternelle d’abord véhiculée par Selma.

Q - Oui, c’est vrai que ça doit pas être facile… mais vous devez savoir faire pour l’arrêter un peu, Sandrine, non ?

- Oh ! [dit Selma avec un petit sourire manifestant qu’elle a bien compris mon allusion à son tonus habituel], mais je serais pas obligée de supporter ça si j’étais orientée plus vite…

Q - Oui, pour ça vous devez pas vous inquiéter, je crois. Mais la vraie question, c’est est-ce que vous ne retrouvez pas un peu l’ambiance de chez vous avec tout ça…

- … [Selma me regarde avec des yeux ronds qui traduisent à l’évidence son incompréhension de cette seconde allusion]

Q - Oui, je veux parler de cette ambiance de critique, de bavardage ou de bruit sans arrêt. C’est comme ça que j’ai compris les problèmes que vous rencontrez avec votre père…

- Ah mais n’importe quoi alors ! Comme si mon père et Sandrine ça me faisait le même effet, quoi ?

Q - Oui, c’était mon sentiment.

- Oulà, mais… Oulà… C’est que c’est compliqué votre truc ! Déjà, elle me tape pas quand même ! Mais c’est vrai qu’elle m’énerve bien assez, elle. Ça serait plutôt moi qui aurait envie de la taper !

Q - C’est peut-être pas une différence non plus… Et puis vous savez bien que c’est jamais une solution… Je vous reverrai une dernière fois la semaine prochaine, même heure ?

- Ouais d’accord ! Ah au fait vous devez voir mes parents jeudi non ?

Q - Oui, c’est exact. On leur a demandé de venir. Pourquoi ?

- Comme ça… Il va vous faire son cinéma, mon père !

Q - A la semaine prochaine !

Cette fin d’entretien me laisse un sentiment curieux, y compris sur mes propres interventions. Mon propos allusif sur le déplacement de la tension à l’intérieur du foyer, propos qui tentait une avancée interprétative, est d’abord contesté avec force, puis à demi accepté. Mais Selma est suffisamment tonique dans le face à face avec l’adulte pour que je puisse comprendre que réagir ne l’empêche nullement de réfléchir ensuite. Elle a d’ailleurs très bien compris mon idée, et s’empresse ensuite de pointer une différence (l’absence de coups dans la rencontre avec Sandrine), là où je proposais des similitudes.

Mais il me semble être passé à côté de quelque chose, comme si je n’avais pas vu une défense s’exprimer dans l’évocation de cette autre jeune fille « énervante ». Mon intervention visant à pointer le fait qu’elle retrouve son vécu filial dans le foyer avait pour but de l’aider à le symboliser, alors qu’il m’a paru avoir un effet de « décharge », pour reprendre ici les métaphores électriques. Ma généralisation finale au sujet de la violence physique ("… vous savez bien que c’est jamais une solution") constitue d’ailleurs une prudente retraite pour éviter la confusion que je me sens installer alors dans cette partie de l’entretien. Il reste que le propos de Selma sur Sandrine n’avait peut-être pour fonction que d’éclairer la lenteur de "l’o-rien-ta-tion", et que sa réaction est celle d’une personne ayant le sentiment de n’avoir pas été entendue ; en somme, elle orientait le projecteur sur la responsabilité des adultes que nous sommes, et j’ai répondu en le retournant sur ses processus propres, comme si je la persécutais à mon tour.