d - LE POINT DE VUE DU PERE SUR LA DIFFERENCIATION SEXUELLE

Puis image pour image, il me semble que ce père caricature sa fille, et ceci dans une direction curieuse par rapport à ce que je connais d’elle, la caricature d’une fille de mauvaise vie. C’est ce qui m’a amené à interroger ce monsieur sur ce décalage ressenti, dans la mesure où je ne comprends pas ce qui est en jeu dans un tel tableau délivré. Autrement dit Selma répond-elle par diverses attitudes bien réelles à un fantasme paternel, ou ce monsieur développe-t-il des représentations personnelles, sur un mode projectif et mégalomaniaque ?

… et c’est ce qu’elle a fait avec cette assistante sociale. Oh mais je vais porter plainte contre cette assistante, moi, elle aurait dû me dire que ma fille lui avait dit des problèmes…

Q - Mais justement, ces problèmes, c’est quoi d’après vous ?

M. - C’est que c’est une fille, vous comprenez !

Q - …?

M. - Oui, c’est à la mère de s’occuper des filles, le père il s’occupe des garçons…

Me revient ici cette remarque de Selma - "il ferait croire à une nonne que c’est un curé"… qui résonne ainsi en moi : et à une fille que c’est un garçon ? Puis, après l’ironie retenue de lui faire remarquer qu’il n’a que des filles, je me demande quand les hommes rencontrent les femmes dans ce système, et si tout cela est en lien avec le fait que ce père et cette mère ne sont effectivement pas arrivés en même temps à notre rendez-vous, et que chacun aura ainsi parlé à son tour dans cette rencontre, ce que je me propose de tenter de modifier avant la fin de l’entretien…

… mais Selma, elle dépasse sa mère, elle consulte d’autres femmes dans le quartier. Moi je vous dis, quand elle dit qu’elle veut aller dans un foyer, c’est qu’elle est influencée, c’est pas elle qui parle. Alors moi j’arrive pas à avoir de dialogue avec ma fille, mais j’ai pas essayé de forcer au dialogue hein !

Q - Et il y aurait quoi dans ce dialogue que vous souhaitez ?

M. - Ah ben… de lui apprendre… heu… heu… tout, quoi ! Ce qu’il faut faire pour s’en sortir, pour avoir le bonheur, quoi !

Q - Le bonheur ?

M. - Oui, le bonheur, c’est d’avoir vingt ans, avoir des enfants et des petits-enfants ! La vie c’est d’avoir ces trois bonheurs…

Q - Ouh mais Selma elle en est pas encore là !

M. - … mais moi c’est fini le bonheur, avec ce qui arrive. Croyez-moi, Monsieur, je ne dors plus, c’est que c’est une histoire de cœur, une peine tout ça ! C’est que c’est pas ma place ici, moi ! Je suis pas un père qui méprise ses enfants, vous savez ! Elle a tout à la maison, vous pouvez venir voir sa chambre, je vois pas de quoi elle se plaint, Selma, je donne tout l’argent nécessaire, moi…

Q - Non, mais c’est pas un problème d’argent… Selma ne dit pas ça non plus, d’ailleurs… Bien sûr, nous pensons que vous voulez le bien de votre fille. Mais peut-être qu’elle ressent que vous en faites trop et que vous vous occupez de sa vie trop complètement… et même si les coups qu’elle se plaint de recevoir c’est peut-être une façon de vous en occuper, on peut comprendre qu’elle le vive mal.

M. - Ah oui, mais vous savez, c’est que maintenant on apprend à tout faire à la femme, tout comme les hommes, c’est ça le problème, c’est qu’on sait plus qui dirige, et après c’est pas bien ce qui se passe, et les enfants, on sait plus qui s’en occupe… C’est que j’ai peur qu’elle suive des mauvaises fréquentations, moi ! C’est vrai que des fois je la corrige, mais quand j’étais jeune, moi, je vais vous raconter. Avec des copains, on allait dans un monoprix, les vendeuses elles nous donnaient toujours des bonbons… mais presque rien, hein ! Un jour, un copain, il a profité qu’elles étaient gentilles pour voler. J’ai arrêté net avec eux ! Même si je restais tout seul, j’ai arrêté ! Je leur ai dit moi, je suis pas d’accord avec ça ! On vole pas, c’est pas possible ! Et ben vous croyez qu’ils m’ont écouté ? Ils ont continué, après, ils se sont tous fait arrêter, et ils se sont retrouvés en maison de correction…

Q - Mais vous pensez que Selma, elle vole, ou qu’elle est proche de voler, ou quelque chose comme ça ?

M - Ah ben je sais pas, hein ! Mais c’est qu’elle veut tellement rien écouter…

C’est ici que je comprends le sens de son évocation, un peu trop exemplaire peut-être, dans laquelle ses camarades se font arrêter, non parce qu’ils ont volé, mais parce qu’ils ne l’ont pas écouté. Nous retrouverions là une position paternelle de désir d’emprise de l’autre, qui nous a paru centrale dans le vécu de Selma.

Je ressens d’ailleurs dans l’analogie « moi adolescent/mes copains - moi parent/ma fille » que sa position de père s’efface derrière sa position de surmoi, qui dit le comportement et la morale, et ceci sans guère d’inscription générationnelle (se croit-il le père de ses copains, ou le copain de sa fille ?).

D’autre part sa diatribe contre le fait d’apprendre "à tout faire à la femme" renvoie dans notre écoute à ce que nous avons évoqué dans notre revue conceptuelle concernant cette lutte contre le maternel féminin primitif (supra page 83), tout comme son attitude vis-à-vis de la mère de Selma témoigne de son souhait de tout décider pour les femmes de la maison.

… je lui dis, moi ! Ecoute ce qu’il faut faire…

Q - Selma fait de la GRS, qu’est-ce que vous en pensez, vous, de cette activité sportive ?

M. - Holà m’en parlez pas de ce club, c’est que des putes là-bas. Un dimanche elles sont parties, d’abord on m’a rien demandé de responsabilité ni rien…

[et la mère de Selma, impassible depuis le début, l’interrompt sèchement:] :

Mme - Tu as signé en début d’année.

J’observe qu’elle ne lui a pas dit « nous avons signé… »

M. - Oui… mais pour partir comme ça, tu te rends compte, elles savaient même pas où elles allaient, elles sont rentrées deux heures en retard, elles avaient pas mangé ni rien, elles criaient comme des folles, on voyait pas qui était l’entraîneuse, alors ! Je ne sais pas ce qui se passe là-bas, moi… mais quand elle revient elle est excitée…! Je me demande qui elle voit là-bas, enfin… quel genre de sport elle fait !

[Il rit, et la mère de Selma hausse les épaules, manifestement agacée de cette entrée dans les allusions sexuelles.]