II - 2 - 5 - Troisième entretien

a - MON INQUIETUDE PREMIERE POUR LA MERE

- Alors, vous l’avez vu mon père ?

C’est ainsi que Selma débute la rencontre, sans même attendre de s’asseoir, et avec un sourire que je qualifierais de gourmand au moment de pouvoir parler de ça.

Q - Oui, oui, on a vu vos parents vendredi dernier.

- Alors vous l’avez cassé mon père elle m’a dit ma mère ?!

Q - Ah bon ? Non, je ne vois pas de quoi vous voulez parler…

Je recherche alors dans mon souvenir de la rencontre avec les parents ce qui correspondrait à un tel commentaire. C’est la crainte d’avoir disqualifié un personnage parental devant les enfants ou les adolescents qui réapparaît en moi à ce moment-là, et je me surprends à réfléchir durant quelques secondes à cette rencontre comme si nous avions imprudemment parlé avec ce père devant une personne dont j’aurais dû prévoir qu’elle répéterait tout à Selma, ce qui est pour le coup plutôt disqualifiant de ma part pour cette mère. Ici aussi, mon identification à cette adolescente attaquant la position symbolique maternelle dans le couple m’apparaît au détour de cette représentation.

- Ben si ! Elle m’a dit que vous aviez parlé avec elle, il était même pas arrivé… !!

Q - Ah ? C’est ce que vous appelez "casser votre père" ?

- Ben oui ! Lui qui parle tout le temps, qui a toujours raison, discuter de ça sans lui, ça l’a tué… Il a engueulé ma mère après, elle lui a dit qu’il avait qu’à être là à l’heure du rendez-vous…

Là, l’idée me vient qu’en agissant de la sorte, nous avions mis sans y penser cette mère en difficulté… ce que je ressens comme une culpabilité, avant d’observer que cette représentation est à nouveau prise dans un mouvement qui fait peu de poids de la fonction parentale de la mère dans cette situation familiale.

Q - Le rendez-vous était fixé à une certaine heure… C’était intéressant d’utiliser ce temps quand même.

- Et puis il a dû vous dire que j’étais chiante à la maison, c’est toujours ce qu’il dit quand il veut expliquer les problèmes, mon père…

Q - Non, il n’a pas utilisé ce mot-là. Mais vous savez, mon travail, c’est pas de vous répéter ce que vos parents nous ont dit. Je peux vous dire seulement que j’ai trouvé que votre mère comprenait bien la situation dans laquelle vous êtes, et que votre père… euh… je dirais qu’il est persuadé de savoir ce qu’il faut pour vous, ce que vous devez faire ou ce que vous devez ne pas faire… ça doit lui être difficile de vous voir prendre des décisions toute seule, par exemple…

- Ah ouais ben il va falloir qu’il s’habitue, parce que moi je vais pas retourner chez moi, je crois !

Q - Je me suis demandé aussi si il n’était pas très inquiet sur ce qui peut se passer pour ses filles à l’extérieur, des problèmes ou des rencontres avec des garçons, par exemple…

- Ah mais pas du tout, non ! Le problème, c’est pas ça ! Le problème, c’est qu’il me fait confiance pour rien, c’est pas le problème de ce que vous dites… Il est toujours après moi, je vous dis… C’est vrai, il dit que je voudrais faire ce que je veux pour faire n’importe quoi et aller avec des garçons. Il pense qu’à des trucs comme ça. A l’entraînement il nous a vu faire le grand écart, il m’a dit que c’était du french cancan ! Mais ma sœur, elle a quinze ans, elle est faite comme moi, vous comprenez ce que je veux dire ?… et ben il fait pas tout ce cirque pour elle ! En plus elle se maquille, elle ! C’est qu’elle se prend pour une grande… eh ben il lui dit rien !

Q - C’est vrai que nous n’avons pas parlé de votre sœur avec vos parents… Mais je ressens que votre relation avec votre père, elle a pas tellement évolué depuis que vous êtes là. Mais vous êtes peut-être plus sûre de la solution qu’il vous faut…

- Quoi ? Quelle relation avec mon père ? Quelle solution ? Ah mais je retourne pas chez moi, hein ! Je veux aller dans un foyer, j’en ai parlé avec l’éducateur hier… Et puis de toute façon mon père, je lui ai dit, je suis mieux maintenant que je suis au foyer !

Q - Ah oui ! Votre mère nous a dit que vous aviez parlé avec votre père…

- Holà mais attention hein ! Parlé, parlé… C’est que je me méfie, moi, de parler avec mon père. C’est qu’il me baratine, mon père ! Je l’ai souvent vu faire avec ma mère, je sais comment ça se termine après.

Q - c’est-à-dire ?

- Elle se fait toujours avoir ! Alors moi, c’est pas pareil. Mais ma mère me le dit souvent, quand mon père n’est pas là, c’est moi qui le remplace à la maison. On est pareils, ça peut pas marcher entre nous. Quand on est ensemble, on se souvient, on est rancuniers, alors ça craque. C’est pour ça, maintenant, j’ai compris, je discute plus avec lui vraiment. Une fois, j’étais plus petite, j’en avais marre, je voulais déjà partir, retourner en pension. Mon père m’avait baratinée, j’étais une petite fille trop gourmande, il me donnait des bonbons, je disais tout ce qu’il me disait de dire.

Cette dernière séquence renforce chez moi l’idée que Selma se vit comme menacée par la séduction paternelle, ce que je fais le choix de ne pas éclairer, au vu des défenses qu’elle met en avant lorsque j’ai par exemple amené les éventuelles craintes paternelles sur des risques sexuels encourus par ses filles. Le risque de séduction paternelle, je l’entends dans le fait que le "baratin" paternel pourrait se terminer pour Selma comme si elle était la compagne du père, et « se faire avoir » (se faire posséder par le père).

Bien sûr, on notera au passage la réapparition de l’identification narcissique ("on est pareils"), sur le modèle de l’ identification à l’agresseur ("Quand on est ensemble, on se souvient, on est rancuniers, alors ça craque"), ce qui amène Selma à formuler la seule réaction aujourd’hui adaptée : "C’est pour ça, maintenant, j’ai compris, je discute plus avec lui vraiment."