c - UNE AGRESSIVITE RETOURNEE

La fin de l’entretien approchant, j’interroge chez cette jeune fille quelque chose que j’imagine plus apaisant, par exemple sa manière de se représenter son avenir proche :

Q - Vous disiez tout à l’heure que vous ne souhaitiez pas rentrer chez vous, enfin… chez vos parents, plutôt. Si la Juge prend cette décision, comment vous imaginez ça, et puis les relations avec votre mère et votre père ?

- Ouais ben la Juge, elle a intérêt à comprendre, hein ?!…

Je pense à ce moment-là : « et avec une gifle, ça lui ferait peut-être comprendre, à la Juge ? », ce que je ne m’autorise pas à transmettre à Selma en cette fin d’entretien. Mais cette association personnelle me fait mesurer alors à quel point je vis cette jeune fille dans une dynamique de renversement de position (gérer les coups reçus en les retournant autour d’elle, malmenant son père, sa mère, le psychologue, sa camarade de chambre, la Juge…), renversement ayant manifestement à voir avec l’identification à l’agresseur que nous évoquions supra page 162.

… Ben ça se passera comme ici, quoi ! Je vais pouvoir penser à moi, à mon CAP ! Et puis je pourrais mieux voir mes copines qu’il m’empêchait de voir, je ferais une année de gym bien plus tranquille !

Selma marque alors un temps d’arrêt et semble réfléchir, se représenter peut-être ce à quoi peut bien correspondre cette "gym" sans la pression paternelle… Toutefois j’ai ici le sentiment que cette idée de tranquillité n’est pas si apaisante que cela, et que Selma manifeste par son ralentissement un moment dépressif lié au travail d’élaboration de la perte de cet objet persécuteur.

Q - Mais vous allez revoir votre père et votre mère, de toute façon. Il est probable que si le placement est prononcé par la Juge, elle demandera que vous alliez passer des week-ends avec eux régulièrement…

- Holà mais…

[Selma reprend alors un certain tonus]

… c’est que moi j’irai si ça se passe bien hein ! Pas question qu’il m’emmerde avec ses conneries ! Qu’il essaie de me dire quelque chose, mon père, et il va voir la Juge ! Il sait bien qu’il peut plus rien me faire maintenant que je suis là.

J’observe ici qu’elle devient même grossière, et cela m’amène à penser qu’elle a bien la sensation d’avoir échappé à quelque chose de dépressif, et qu’elle en rajoute sur le plan agressif, ayant dans ma question retrouvé la présence rassurante de cet objet menaçant contre lequel elle peut enfin ferrailler…

… c’est que j’avais l’impression que je ne savais plus rien faire, avec ce qu’il disait sur moi, Dès que je faisais quelque chose, il criait que ça allait pas, à la fin je faisais plus rien. J’ai plus envie que ça recommence…

Q - Je comprends bien que vous soyez remontée contre votre père, mais comme vous en parlez beaucoup, je me demande si… euh… ça sera pas difficile pour vous… enfin, pas de vous en passer, hein ?… mais de moins y penser.

- Oh c’est drôle ce que vous dites ! Agnès m’a dit la même chose, presque. T’es envoûtée toi, elle m’a dit. T’arrêtes pas de parler de ton père ! Mais non, hein… ça va aller ! C’est que les coups, je crois que ça m’a marquée, hein ?!

Ici, Selma marque encore un temps d’arrêt, visiblement émue par cette évocation, et j’observe que c’est la seconde fois en cette fin de dernier entretien que des affects si sensibles apparaissent, ce qui pour une terminaison que je souhaitais apaisée, ne me semble pas particulièrement réussi.

… C’est pour ça que j’y pense ! C’est que je lui en veux trop ! Et il m’énerve, quand j’y vais chez moi, rien que de savoir qu’il peut être là, ça me dégoûte. Et puis, vous me posez toujours des questions qui me font penser à ça ! Mais moi, j’y pense pas tellement, toute seule…

Q - Oui, c’est vrai, les occasions d’en parler dans un endroit comme ici, c’est beaucoup… Mais d’en parler ça permet d’y penser autrement, de pas être toute seule avec vos souvenirs…

Selma hoche la tête à ce moment-là, et je la sens comme fatiguée par toute cette évocation. Je profite du fait qu’elle ne réponde pas pendant la minute qui suit pour arrêter l’entretien, en lui souhaitant que son rendez-vous chez la Juge lui apporte toute l’aide dont elle a besoin 28 .

Notes
28.

J’apprendrais lors de la réunion suivante que Selma a réitéré sa demande de placement dans le cabinet du Magistrat. La Juge, à la lecture des rapports éducatif et psychologique, a pris une décision de placement pour six mois dans l’institution qui avait été sollicitée à la fin du séjour. Cela a entraîné une vive réaction de colère du père de Selma qui a quitté le bureau du Juge de manière théâtrale…