f - L’APPROPRIATION EST FAITE D’UN DOUBLE MOUVEMENT

Car la suite des entretiens nous a amené à entendre la modification de cette première représentation de la figure paternelle. Selma a situé lors du premier entretien le début de ses difficultés avec son père "vers onze ans". Peu après, c’est vers sept ou huit ans que les problèmes commencent pour Selma, même si le rapport au père reste assez ambivalent, comme nous l’avons alors souligné.

Ainsi les récriminations contre le père ("… depuis le début, il faisait tout le temps des remarques… il nous disait qu’on étaient mal élevées, que c’était de la faute de ma mère, que si je voulais j’avais qu’à retourner d’où je venais...") révèlent une agressivité fantasmatique probablement bien antérieure à la violence physique.

Nous devons ainsi réintégrer les coups du père à un ensemble beaucoup plus large constitué de l’itinéraire des placements et du retour en famille de cette fillette. Ces derniers énoncés de Selma montrent en fait que la situation de violence ne commence pas au même moment que les « problèmes des onze ans ».

Les attitudes du père, dès son retour en famille, viennent réactiver une insécurité affective et un fantasme d’abandon qui amènent Selma à incorporer défensivement quelque chose de cette agressivité représentée. « L’enfant ayant fondamentalement besoin de sécurité extérieure, s’il se trouve confronté à des objets spécialement mauvais (...), va les internaliser d’autant plus massivement qu’il doit rendre son environnement plus supportable. L’enfant prend sur lui le fardeau de cette mauvaiseté extérieure et le paie au prix d’une grande insécurité intérieure, son Moi étant maintenant à la merci de persécuteurs internes. » [F. LADAME, 1981, p45]

Nous pouvons préciser maintenant une situation psychique qui a pu avoir cours lors de ses premières années de vie familiale et se représenter ainsi en Selma des éléments mauvais, à l’intérieur desquels l’image d’un père agressif n’était pas la moindre à insécuriser le moi. Dans cette attaque du corps par le père, nous dirons que cette enfant s’est identifiée à sa critique, ce qui apparaît encore lorsqu’elle imagine : "… il a dû vous dire que j’étais chiante mon père…".

Toutefois cette incorporation parait avoir donné lieu à un mouvement simultané qui a consisté à intégrer les coups du père à une représentation concernant un désir qui la place en position privilégiée pour ce père, et ici, nous devrions parler de figure paternelle idéalisée ("… quand je pense comme il s’occupait de moi au début ! Il m’apprenait toujours des trucs… Je me sentais fière !").

Ainsi le travail psychique effectué par Selma au sujet de son père a longtemps contribué à amenuiser la charge mortifère d’attaques paternelles dépassant de beaucoup la seule brutalité physique parce que liée à son angoisse d’être l’objet d’une absence de désir. En même temps ces attaques, fussent-elles verbales, ont été utilisées par elle dans le cadre du déni de cette réalité,et longtemps soutenu son idée qu’elles représentaient l’intérêt que son père lui portait ("… quand j’étais petite aussi il me tapait. Mais là c’était quand j’avais fait une bêtise, c’était normal…"). Cette représentation infantile des coups en tant qu’agressivité paternelle, Selma semble l’avoir prolongée le plus longtemps possible avant que, cette confusion s’estompant, la dimension de violence fantasmatique ne lui apparaisse comme insupportable.

Une première indication de ce processus nous avait été donnée par la façon dont cette jeune fille excluait sa propre sœur du statut d’être battue. A l’énoncé « mon père me bat » a succédé « mon père ne bat que moi ». A ma question sur son sentiment consécutif à cette disparité, Selma avait été claire : "je préfère cela, je l’adore. Il vaut mieux qu’il l’adore qu’autrement…" En somme, « je préfère que mon père ne batte que moi ». Cette sollicitude à l’égard de sa sœur révèle combien cette adolescente veut faire de la violence paternelle une affaire personnelle.

Un autre matériel était apparu au sujet de son amie Agnès, lorsque Selma avait manifesté une vive inquiétude : "… j’ai peur qu’elle se fasse taper par son pèreson père lui a déjà cassé un balai dessus… une fois il lui a cassé le bras !". Notons que ces dernières images sont autant de représentations de castration tout à fait absentes lorsque cette adolescente évoque les brutalités que lui avait infligées son propre père.

Il nous semble que cette angoisse, à n’apparaître que liée aux coups portés sur une autre, illustre plutôt la peur de perdre une position privilégiée dans le fantasme « un père bat sa fille », que la seule crainte de la violence paternelle. D’ailleurs sa critique au sujet d’une remontrance que son père avait faite au père de cette amie sur cette situation ("c’est le roi des menaces, mais il fait jamais rien, il cause, il cause...") laisse supposer que le rapport de cette jeune avec la violence paternelle est effectivement marqué d’ambiguïté (des promesses, des promesses… ?).

La reprise globale de ce mouvement que l’on peut aussi qualifier d’appropriation occupera une partie de notre chapitre de discussion des hypothèses autour de la référence de FREUD concernant le fantasme « un enfant est battu » (infra page 301).

Cette position privilégiée dont la violence paternelle est aussi un indicateur pour Selma renvoie secondairement à la situation de concurrence dans laquelle cette économie place mère et fille, ce qui est d’ailleurs corroboré par les propos de cette mère lors de notre entretien avec elle. Celle-ci fait état d’un vécu de rivalité entre elle et son ami en ce qui concerne les relations avec leurs filles, et d’une autre rivalité entre elle et sa fille pour la relation au père de Selma ("… quand son père est à la maison, il n’y a plus personne qui m’aide…", "J’aimerais bien savoir ce qu’ils ont dit ensemble l’autre jour (…). Ils m’ont pas demandé mon avis…"). Soulignons toutefois que cette image maternelle, si elle est ainsi contestée au niveau imaginaire, n’est pas pour autant exclue de la scène libidinale et agressive, et notamment pas des jeux de pouvoir qui se déroulent au vu et au su de chacun.

Nous pouvons métaphoriser la position d’attente prise par cette mère comme une inversion de la situation infantile. Dans celle-ci Selma pourrait être imaginée écoutant à la porte de la chambre de ses parents. Dans ce renversement du temps de l’adolescence, c’est la mère qui écoute ce qui se passe dans le couple père-fille 29 .

Nous retrouvons ici la question du statut métapsychologique des violences familiales, lequel amène une jeune fille comme Selma, alors même qu’elle a constitué les coups du père comme un objet persécuteur, à en retirer simultanément un bénéfice libidinal, confortant notre idée de confusion topique.

Notes
29.

Sur cette inversion au temps de l’adolescence M. COURNUT-JANIN, 1988, pp302-303 (cf. notre citation de la page 67).