g - UNE SCENE QUI EVOQUE UNE CONFUSION

L’incorporation dont Selma nous semble avoir été l’actrice dans un premier temps de sa vie familiale est la mieux illustrée par la scène des coups « dans le ventre », laquelle induit encore ce vécu de confusion : "Les médicaments je les ai pris après qu’il m’ait tapée. Ça m’avait fait mal au ventre, je me souviens, j’avais mes règles, ça aussi ça me faisait mal au ventre et j’ai pris tous les médicaments pour les règles. Je me rendais pas bien compte, je voulais plus avoir mal, c’est tout… Ben il y avait des chaussures dans l’entrée. Alors il en a pris une et il est venu me cogner avec, mais enragé hein ? J’ai cru qu’il s’arrêterait pas. Comme j’étais allongée sur le canapé à cause du mal au ventre, c’est là qu’il a tapé ! Vous vous rendez compte ! Il tape dans le ventre ! Oh, mais j’avais peur, moi. Comme fou, hein, il était ! J’ai commencé à me tourner et à crier, après il a vu que j’avais eu mal, il est parti en gueulant… Après j’ai avalé les médicaments…"

Notons que Selma se représente ici dans une certaine difficulté à se protéger des coups paternels, sinon par une absorption médicamenteuse, rationnellement destinée à guérir des conséquences de ces coups. Car cette scène traduit à notre avis la fragilité des limites corporelles face aux intrusions violentes du père, intrusions réellement éprouvées comme pénétrant ce ventre, siège de toutes les souffrances de cette adolescente.

C’est dans le prolongement de cette idée de fragilité que nous avancerons que l’amalgame existant dans le récit de cette scène de violence reçue peut s’entendre comme une confirmation de cette incorporation que nous souhaitons mettre en évidence. Car dans les propos de Selma les coups, les règles et la prise de médicaments concourent ensemble à ce mal au ventre, qui semble à ce moment-là le point central de son vécu adolescent face au père. C’est un ventre que la force mauvaise du père tend à investir, et que Selma ressent ainsi comme le lieu d’une douleur de grandir (même si la plus grande douleur consécutive à sa maturation est peut-être encore à ce moment-là du côté de la désidéalisation du père).

Cette scène rapportée par Selma inclut en outre un élément phénoménologique important, et qui est la quasi-transformation physique de son père au cours de son accès de violence ("Oh, mais j’avais peur, moi. Comme fou, hein, il était !"). F. COUCHARD, parlant des souvenirs de femmes ayant été battues durant leur enfance, dit que celles-ci, « … se rappelant le déchaînement agressif du père, avaient été traumatisées sans doute davantage par leur incapacité à comprendre cette violence, par la vue d’un père devenu soudain un inconnu, au visage différent de celui qu’il adoptait familièrement, que par une douleur assez vite oubliée. » [F. COUCHARD, 1993, p737] Cette expérience d’étrangeté pousse d’autant plus Selma à ce mouvement d’incorporation, comme s’il s’agissait pour elle de réintégrer ces comportements violents à une figure moins anxiogène, moins pulsionnelle du père, et de fait moins en contraste avec l’image paternelle infantile évoquée supra dans le sens d’une agressivité préservant le lien avec l’objet.

Bien sûr, cette adaptation relative à la situation d’emprise n’empêche pas que cet empêchement pèse de tout son poids inhibiteur sur les exigences d’autonomie de Selma. C’est pourquoi cette jeune fille installe un ensemble de mouvements apparaissant comme autant de tentatives de dégagement : l’investissement de son activité de gymnaste, sa plainte contre les mauvais traitements paternels auprès de la Juge pour enfants, sa demande d’être placée, ainsi que le travail psychique que nous lui voyons déployer au cours des entretiens constituent et témoignent d’une recherche d’issue à cette situation familiale contraignante.