c - UNE IMAGE MATERNELLE QUI CREE UNE INSECURITE

Et j’en suis à des pensées sur des coups qui viennent d’on ne sait où, mais peut-être jamais quand on les attend lorsque Déhbia reprend la parole par un angle où, précisément, je ne l’attendais pas :

… Ma mère, elle y était pas, comme d’habitude ! Elle se plaint tout le temps. Elle a mal au ventre, à la tête. Quand ses copines viennent à la maison, elle a plus mal. Quand elle sort pour aller faire les magasins, elle a oublié ce qu’elle avait dit avant !

Q - Vous aviez envie de la voir…

- Même pas ! Elle m’énerve trop, elle… Maintenant, elle fait n’importe quoi ! C’est à cause d’elle si ça va pas à la maison, les frères, tout ça… [Un temps de silence] Ma mère, elle fait des chèques sans provisions, elle achète plein de vêtements. Dans son armoire, il y a plein de trucs, elle les a mis une fois, après elle les touche plus… [Un temps de silence] Avant, quand elle nous achetait des vêtements, on était contents. Maintenant, on veut plus. Mes petits frères, l’autre jour, elle leur a acheté un bas de survêtement et des Nike, il y avait encore l’étiquette dessus, ils ont dit non, tu les remmènes au magasin, on n’en veut pas. Garde l’argent pour toi, c’est mieux…

Je suis bien sûr un peu surpris par ces propos, dans la mesure où Déhbia n’avait pas antérieurement présenté sa mère comme une telle irresponsable. J’avais d’ailleurs, mais à tort sans doute et porté par une hâtive généralisation, imaginé celle-ci éloignée de tous ces problèmes, voire victime elle-même de cette situation de violence familiale.

J’observe, tout aussi surpris, que Déhbia développe pour cette critique de sa mère une énergie que je ne lui aurais pas prêtée quelques instants auparavant. Puis la question de l’argent est décidément primordiale ici, comme si l’analité envahissait soudainement le champ de l’entretien (la motricité réveillée de Déhbia, la critique destructrice, les matières financières…) :

… Son banquier, il lui a coupé en deux sa carte bancaire devant elle, elle faisait trop de dettes, ma mère, je l’ai vue pleurer comme une petite fille.

Ajoutons que cette dernière séquence a l’air de ravir Déhbia, qui paraît jubiler de raconter ces souvenirs, et je ressens comme l’idée d’une revanche dans cette attitude. Mais il faut préciser que ce petit triomphe tranche avec le ton de contestation indignée avec lequel étaient évoqués les autres traits maternels.

Je profite d’un moment de silence pour réfléchir à ce qui a justifié la diatribe de Déhbia contre sa mère, et il me vient à l’idée que ce sont mes questions étonnées sur son peu d’inquiétude de la violence des frères qui semblent avoir trouvé leur réponse dans cette critique. Une dimension d’association libre apparaît ainsi dans ses propos, comme si cette jeune fille liait spontanément les coups du frère aîné au tableau négatif de la figure maternelle. J’observe alors que dans les deux cas, c’est d’un contrôle moteur dont il s’agit, et qui déborde le reste de la famille. Mais si dans le cas de la mère, ce contrôle apparaît défaillant, les coups des frères pourraient être vus dans une perspective de reprendre une maîtrise sur quelqu’un.

C’est pourquoi la représentation de Déhbia concernant la destruction de la carte bancaire s’impose ensuite à moi comme une scène dans laquelle la mère est brutalement dominée : c’est cette dernière qui est battue et qui pleure. Mais Déhbia fait-elle autre chose qu’applaudir à son propre mouvement défensif, un renversement dans lequel elle se représente sa mère en position infantilisante d’être châtrée à son tour ? Et il me semble alors que cette jeune fille doit en vouloir beaucoup à sa mère de laisser s’étendre la violence familiale pour développer des représentations aussi empreintes de vengeance…