d - UN PERE IDEALISE

Puis après une hésitation dans le silence installé par cette jeune fille, j’opte pour ne pas reprendre immédiatement la question de la brutalité des frères, dans la mesure où elle-même paraît ne pas faire le choix de privilégier cet aspect de la situation pour se présenter. Peut-être influencé par une extension de la « scène » avec le banquier, empreinte de castration anale, à une scène primitive dont l’élaboration me reste à évaluer chez Déhbia, je reprends la parole ainsi :

Q - Vous parlez beaucoup de votre mère depuis tout à l’heure… Et votre père dans tout ça ?

- Mon père il est bien, honnête. Avec lui, je peux parler, je suis tranquille. A ma mère il lui donne tous les jours deux cents francs, il travaille, il demande rien. Pourquoi elle lui fait ça, sortir, aller avec un autre homme ?

Il n’y a que quelques minutes que j’échange avec cette jeune fille, et pour la deuxième fois déjà, celle-ci apporte dans l’entretien un matériel totalement inattendu pour moi, et qui s’éloigne de plus en plus des revendications habituelles des jeunes filles battues en famille. La critique de sa mère et la protestation contre son infidélité me laissent bien perplexe, et, l’espace d’un instant, j’aurais presque l’attitude de conduire un examen psychologique d’expertise en affaires familiales ! En somme, à quel parent confier cette fillette ?

Q - J’imagine que ça a été important pour vous de savoir ça… Comment vous l’avez appris ?

- C’est quand j’avais douze ans. C’est ma sœur qui l’a entendu dire par mon père, ils s’engueulaient avec ma mère… C’est un homme du quartier où on habitait avant. C’est pour ça que mon père, il est pas tellement à la maison. Lui, il est droit. Là il est en Tunisie, il construit une maison… [Un temps de silence] J’y ai été l’année dernière pendant trois mois. Je me suis ennuyée. Tous les jours mon père, il me donnait cinquante francs. Je prenais le taxi, un peu moins de dix francs, pour descendre à Monastir… Là-bas je sortais, je voyais du monde. Mais c’était l’hiver, il n’y avait pas de touristes…

Si l’on retrouve bien dans ses propos quelque chose d’une scène primitive, il s’agit d’une scène dans laquelle l’attaque sexuelle opérée par la mère sur le père obligerait Déhbia à défendre celui-ci. Et ce que je l’entends évoquer dans le même mouvement, c’est une symétrie qui clive le couple parental, soit : ma mère avec cet autre homme du quartier d’avant, mon père avec moi en Tunisie.