f - "JE CROIS QUE JE DEVIENS COMME MA MERE"

Q - J’ai l’impression que votre père, vous l’aimez beaucoup, que c’est quelqu’un d’important pour vous…

- [Avec un sourire lumineux] Ah oui, c’est sûr, ça ! Avec lui, je suis bien. Je suis sûre qu’il ne peut rien arriver. Il me comprend, et si c’est lui qui me demande quelque chose, je suis d’accord tout de suite…

Q - Oui. Et sans doute qu’avec votre mère, ça a été bien aussi avant. Ça n’a pas toujours été comme vous le disiez tout à l’heure…

- Non, c’est vrai. Mais maintenant je m’entends vraiment plus avec elle, vous savez ! C’est comme si elle était devenue folle, enfin pas folle de chez folle, hein ? Vous me comprenez…

Q - Peut-être que ça vous a déçue, ce que vous avez appris, et que vous lui en avez voulu de faire ça à votre père… Mais vous pouvez quand même accepter de penser que vous aimez toujours votre mère. Sur ce plan, ça ne change rien…

- Ouais… Mais si c’est la baston à la maison, avec mes frères, les gifles, les coups de pied, tout ça, c’est quand même que mon père il veut plus être avec ma mère parce qu’elle fait n’importe quoi… C’est sûr, c’est ma mère, et une mère on n’en a qu’une, mais je lui en veux de tout ça, quoi !

Q - Oui, vous faites un lien entre le problème entre vos parents et l’agressivité de vos frères… Mais est-ce qu’on peut dire que l’absence de votre père, et ce que vous dites de la conduite de votre mère, tout ça, ça peut rendre aussi vos frères agressifs ?

- Oh non ! Ils étaient comme ça avant que mon père parte vraiment, quand même. Mais maintenant, ils en profitent, quoi … [puis après un moment de silence] Mais moi, peut-être, oui. Je ne sais pas pourquoi, quand je suis avec Salah, je l’embête, je le rends jaloux. Si il y a un autre garçon, je veux qu’il me regarde, pas plus hein ! Et Salah, je vais l’énerver lui crier dessus, dire non à ce qu’il dit, comme ça, pour rien. Je crois que je deviens comme ma mère. Ça m’embête…

… dit-elle avec un grand sourire.

Q - Pourquoi comme votre mère ?

- A cause de le rendre jaloux, de l’embêter pour rien. Il le mérite pas. Il est gentil Salah.

Q - Et ce qui vous embête, c’est…

- De ressembler à ma mère. J’aime pas comme elle est maintenant, ça me fait peur ! C’est vrai, quoi. On dirait qu’elle peut faire n’importe quoi, qu’elle va oser tout ce qui lui passe par la tête… Les sous, tout ça, ce que je disais tout à l’heure, ça fait peur, même à mes petits frères. Eux aussi ils comprennent pas ce qu’elle fait.

Q - Mais vous lui en avez parlé, à votre mère, de ça ?

- Oh, elle, elle dit "c’est pas grave, c’est pas grave. Les problèmes d’argent, c’est rien." Mais moi, je parle pas de ça. Et si il n’y a plus d’argent, comment ils vont manger, les petits ?

Q - Oui, Déhbia ! Vous savez, on doit s’arrêter dans quelques minutes, mais je voudrais vous dire… Sur ce premier entretien, j’ai l’impression que vous vous faites beaucoup de souci en ce moment, pour votre père, vos petits frères… Mais c’est pour vous que vous êtes ici, même si vous pouvez y penser, je suis pas sûr que les solutions, ce soit toujours à vous de les trouver… Essayez aussi de penser à vous, à ce que vous souhaitez pour votre vie à vous, d’accord ? On en reparlera la prochaine fois ? [Déhbia me regarde avec un faible sourire] Je vous reverrai le vendredi de la semaine prochaine à la même heure…

Puis cette jeune fille sort, et j’ai le sentiment d’avoir vu défiler des identifications durant tout l’entretien, ce qui m’amène à souhaiter unifier tout cela. Jeune malade convalescente, enfant de couple séparé, victime de ses frères violents, protectrice de son père maltraité, juge et miroir de sa mère, sauveur de ses petits frères abandonnés, Déhbia m’aura suggéré au long de cette demi-heure un ensemble de positions objectales et narcissiques assez hétéroclite. Je suis d’autre part assez intrigué par le fait qu’agressivité ou violence fantasmatiques sont presqu’absentes de son propos, ou tellement articulées aux attitudes parentales qu’il semble difficile d’attendre les évocations de Déhbia pour évaluer sa propre élaboration de cette situation. Je me promets de conduire le prochain entretien sur cette voie, en faisant l’hypothèse que cet ensemble identificatoire pourra ainsi s’organiser différemment, à partir d’un autre point de vue, ce que le choix de Déhbia de parler de ses parents a pu occulter cette fois-ci.