c - RELATION D’EMPRISE ET CONFUSION

Mais la violence physique du frère aîné apparaît à Déhbia beaucoup plus anxiogène. Elle évoque manifestement à ce sujet une relation d’emprise, et verbaliser sur cette expérience est peut-être l’occasion pour elle de revivre en entretien quelque chose d’une immobilisation psychique. "J’ai peur [devant lui]… et je me sens coincée", dit-elle pour traduire sa sensation d’être dominée et envahie.

Q - Et pourquoi il y a une telle différence pour vous devant vos frères jumeaux ou devant votre frère aîné ? Vous avez une idée de ça ?

- C’est dans sa tête… c’est dans sa tête. Il peut pas s’empêcher, c’est plus fort que lui. Je crois que j’ai toujours eu peur de lui.

Q - C’est comme si vous pensiez que lui aussi a peur de quelque chose…

- Je sais pas. Il est toujours… inquiet, à se méfier de tout, comme si… comme si ça allait mal se passer ! Le pire c’est qu’il dit des fois que c’est moi qui le cherche ! Parce que je veux sortir un peu, je le cherche ? Oh mais pour qui il se prend lui ? C’est pas mon père !

J’entends encore dans ce dernier propos l’idée d’une grande proximité physique, dans laquelle l’un et l’autre ne peuvent contenir leurs affects (colère ou peur), débordés par une position d’activité ou de passivité, et en définitive curieusement proches dans leur faiblesse vis-à-vis de cette force tierce et mauvaise. "Il peut pas s’empêcher, c’est plus fort que lui", mais tout autant « je peux pas m’empêcher (d’avoir peur), c’est plus fort que moi », ce qui renvoie au sentiment d’emprise évoqué plus haut et range la réponse de Déhbia dans le registre d’une certaine relation en miroir. Nous retrouvons en outre ici la question de la confusion engendrée par ces affrontements, au niveau-même des identifications du moi de cette adolescente.

Parallèlement au débit heurté évoqué ci-dessus, je note d’ailleurs dans l’entretien que Déhbia commence à monter le ton en même temps qu’elle avance sur cette évocation. Mais ce n’est pas tant sa colère que je ressens s’exprimer, que quelque chose du côté de la rage et de l’impuissance. Elle démontre alors une certaine détresse en même temps qu’une exigence de séparation, ce qui me conduit à réfléchir à la signification de sa dernière phrase.

Car définir son agresseur comme « n’étant pas son père » et n’ayant de ce fait pas le droit de l’empêcher de sortir, peut être une manière de s’éloigner de ce sentiment de confusion en revendiquant l’autonomie motrice (une analité enfin reconquise). Cette opposition verbalisée à son frère apparaîtrait ici dans une visée défensive, comme une manière de se différencier dans une réalité relationnelle qui renvoie Déhbia à l’amalgame.

En ce sens, le travail de symbolisation tenté par Déhbia reste globalement en échec en comparaison de nos situations précédentes dans son objectif de différenciation. Il n’y a pas ici de figuration du plaisir de l’agresseur, ce qui pourrait entraîner l’apparition d’un mouvement de révolte. Observons plutôt la nécessité de chacun de se rapprocher de l’autre dans un mouvement d’exclusivité, suscitant un visible affect de rage, et peut-être autant du côté de son frère que de cette jeune fille. En ce sens, c’est un tableau de soumission à une relation d’exclusivité que nous soulignerons ici, laquelle comporte à la fois sa part défensive (contre la confusion engendrée par les attitudes maternelles) et anxiogène (elle réintroduit l’excitation et la confusion qu’elle est censée résoudre).