a - UNE BANALISATION MATERNELLE

Après avoir présenté le dispositif d’accueil dans lequel sa fille est hébergée, nous précisons à cette mère le cadre de l’entretien, demandé par la Juge dans la mission qu’elle nous confie, et souhaité par l’équipe pour nous permettre de recueillir son avis sur les difficultés évoquées et rencontrées par Déhbia.

Q - Donc votre mari n’a pas pu venir comme on le souhaitait ?

- Ah ben non… Il est en Tunisie, là.

Q - Vous avez des contacts avec lui pour parler de la situation de votre fille, pour parler de son placement ici par exemple ?

- Oui, oui, il est au courant. On lui a dit, au téléphone.

Q - Qu’est-ce que vous en pensez, vous, des problèmes de Déhbia ?

- Je sais pas… Elle a changé… Mais est-ce qu’elle vous a dit ce qui allait pas à vous ?

Q - Oh ! Oui, on peut vous parler de ça si vous voulez. C’est vrai que ce qui nous intéresse c’est votre façon à vous de voir les choses, mais on peut partir de ce que nous savons… Déhbia a dit, mais ça c’était déjà dans le bureau de la Juge, qu’à la maison elle recevait des coups, de la part de ses frères, et que c’est surtout pour ça qu’elle est partie…

- Nooon… c’est rien, des petites claques, rien de grave. Ils l’aiment bien Déhbia. On veut pas qu’elle ait des problèmes, c’est tout. Mes filles, c’est tout pour moi ! [elle essuie quelques larmes] D’ailleurs elle, il faut voir comment elle leur parle. Forcément, ça les énerve. Moi je leur dis d’arrêter, mais vous pensez s’ils m’écoutent !

Ce que j’entends d’emblée ici, c’est que cette mère se décrit impuissante devant ses enfants, leur agitation et leur souhait d’autonomie. Sa dernière réponse passe d’ailleurs en revue plusieurs explications à cette situation de violence, la banalisation de celle-ci ("rien de grave"), l’idée de protection de Déhbia par les garçons ("ils l’aiment bien"… "on veut pas qu’elle ait des problèmes"), le renversement (c’est Déhbia qui provoque ses frères), enfin son propre sentiment d’impuissance ("je leur dis d’arrêter, mais vous pensez s’ils m’écoutent !").

Cette représentation maternelle me semble s’orienter en cette seule réponse du côté d’une certaine confusion, ou de son embarras, et j’essaie alors par une autre question d’organiser une vision plus structurée de la famille :

Q - Et votre fils aîné, il a un rôle particulier à la maison ?

- Rien ! Quand il est pas en Tunisie, il est là avec nous. Il travaille pas, alors forcément il voit ce qui se passe. Il essaie de m’aider. Mais Déhbia elle veut en faire qu’à sa tête ! Moi je peux plus rien en faire… Et ici, comment elle est ?

Q - Oh, elle se pose beaucoup de questions… et elle ne sait pas bien ce qu’elle veut faire… Mais ici, il n’y a pas de problèmes avec les autres, ou avec les éducateurs. Je crois vraiment que si il n’y avait pas cette situation de violence à la maison, Déhbia n’aurait pas souhaité venir ici…

- Ah moi je ne crois pas. Ce qu’elle raconte, c’est pas ça. Je crois qu’elle est entraînée par d’autres filles, des mauvaises fréquentations, et même son copain, ce Salah…

Q - Votre fille aînée, quand même, elle a porté plainte contre votre fils pour coups et blessures… ?

- Ah m’en parlez pas ! Ça me fait pleurer, ça… Ça a été trop loin, ça… Toujours à se crier dessus, et la grande, elle voulait ennuyer son frère, elle a trouvé ça… Mais c’était pas grave du tout !

Q - Est-ce que pour vous, ce qui serait grave, ça serait davantage le départ de vos filles que la violence de vos fils…

- Ah m’en parlez pas ! [elle pleure] Elles me manquent vraiment ! Le plus dur, c’est que je ne sais pas où elles sont, ce qu’elles font, si il y a du danger, tout ça…

Q - Eh bien, pour Déhbia, vous savez où elle est et qu’il n’y a pas de danger ici, quand même… Mais je pense que Déhbia aimerait retrouver sa maison, et que c’est vraiment ce problème de coups qui l’ennuie chez vous…

- Moi je ne sais pas, je ne vois pas ça, des fois ça crie, c’est vrai ! Mais des coups, comme vous dites, ça je vois pas. Je suis malade, vous savez, fatiguée tout le temps, il y a beaucoup de problèmes… Et puis les enfants, ils sont grands maintenant, il faut encore les surveiller comme des petits ? C’est ça ?

Cet échange s’est fait sans interruption, et sans nous concerter, ma collègue et moi-même choisissons de ne pas relancer immédiatement l’entretien, lequel me donne le sentiment d’avoir été entamé « tambour battant ». Il me semble à ce moment-là trouver une butée dans la mesure où ce dialogue, qui s’est en fait orienté autour de la question « qui est responsable ? », nous a fait passer en revue le même ensemble d’explications que dans la première partie retranscrite. Et celles-ci échappent tout autant à cette mère : c’est Déhbia qui provoque, sous l’influence d’autres jeunes filles ou de son ami, tout est exagéré par les filles, c’est la maladie qui empêche cette mère de gérer le problème, et tous se conduisent comme des enfants turbulents…

Mais mon sentiment à ce moment de l’entretien est que cette mère cherche à se défendre de la honte liée au désordre domestique, évoqué par sa propre fille et par nous-mêmes lors de cette convocation. J’ai par ailleurs l’impression que mettre l’accent sur ce problème de violence physique auquel elle ne peut manifestement pas grand-chose représente aussi pour nous une défense contre l’expression d’une détresse qui pourrait nous déborder durant l’entretien. La mère de Déhbia semble en effet dépassée par la situation relatée ici, et cherche à faire front devant ce qu’elle peut vivre comme une accusation, ce qui ne lui laisse guère la possibilité d’exprimer seulement sa tristesse. Il me semble alors que l’entretien ne peut éviter d’aborder cet aspect des choses, cette mère étant sans doute, comme je me l’étais imaginé au début des rencontres avec Déhbia, davantage victime qu’initiatrice de ces problèmes familiaux.