b - UN DOUBLE SENTIMENT D’ABANDON

Q - C’est peut-être un peu difficile pour vous en ce moment ?

[Elle hoche la tête et reste silencieuse, le visage fermé pendant un long moment]

- Il y a trop de problèmes… Ils veulent pas comprendre, tous. Ils pensent que la vie, c’est de faire ce qu’on veut. Ça crie, ça rentre, ça sort, ça mange n’importe quand… Mais ils ne sont pas méchants, hein ? Ce qu’il y a, c’est qu’il n’y a plus de respect, c’est à celui qui crie le plus fort ! [un temps de silence] Déhbia, c’est pareil. C’est sûr qu’elle ne se conduit pas comme mes grands à la maison, mais elle exagère aussi… Elle nous fait honte, des fois. Je lui dis rentre à la maison ! Elle dit oui oui, j’arrive ! Une heure après, elle est toujours pas rentrée ! Après elle se plaint que ses frères ils la tapent ! Mais ils la tapent pas ! Ils la font rentrer à la maison ! A neuf dix heures du soir, vous trouvez ça normal vous ? Et son copain ? Elle dit qu’il est gentil. Je veux bien ! Mais ses trois mois de prison, c’est parce qu’il est gentil peut-être ? Moi j’ai peur, je ne sais plus quoi faire. Elle aura pas toute sa vie ses frères pour la faire marcher droit et la surveiller !

Q - Ça vous inquiète beaucoup ce qui se passe pour vos enfants ?

- Ah là m’en parlez pas ! Déjà que je suis malade, mais avec ça je ne dors plus beaucoup vous savez…

Q - Vous en parlez à qui de ces problèmes ? Vous avez quelqu’un à qui en parler ?

- Oh oui, quand même. J’ai des amies, vous savez. Elles connaissent les problèmes, avec les jeunes de maintenant, tout ça. Mais l’ennui, c’est que je suis plus tellement à la maison pendant la journée. C’est que je peux pas bien les faire venir chez moi, avec tout ce qui se passe… Et pour les petits, c’est pas bien, c’est sûr ! Mais j’en peux plus moi, de rester là au milieu…

[Elle pleure]

Q - Vous pourriez vous faire aider…

- [après un moment]… Comment ça ?

Q - Voir un médecin… Peut-être prendre un traitement pour tenir le coup…

- Oh j’ai essayé, mais ça m’assomme trop ! J’ai arrêté, tout ça…

Q - Oui, je comprends. Le fait que vos filles soient parties, je comprends que ça vous fasse de la peine, mais au moins ça règle le problème des coups de leurs frères ?

- Bof, c’est pas tellement ça le problème. C’est que tout le monde fait ce qu’il veut, et moi je n’ai plus personne avec moi. Je les aime mes enfants. Je comprends, pour les plus grands, les garçons, c’est pas pareil, la mère, tout ça. Mais mes filles, elles me manquent vraiment vous savez. Déhbia, j’y pense tout le temps. C’est qu’elle fait grande comme ça, mais elle est petite dans sa tête, elle a toujours été près de moi, à s’occuper de ce que je faisais… Je la vois encore petite…

[Elle pleure]

A ce moment de notre rencontre, cette mère a à peine plus parlé que pleuré, et je me demande s’il est bien utile de poursuivre cet entretien, qui doit se définir comme une rencontre concernant la jeune fille hébergée. A l’évidence, cela n’est plus tout à fait le cadre de cette entrevue avec cette mère - où est le lien avec la violence familiale ? -, vis-à-vis de laquelle je nous sens dans la nécessité de contenir ses mouvements affectifs, et notamment l’expression d’un vif sentiment d’abandon par ses enfants, en même temps qu’elle constate qu’elle-même les abandonne en retour.