c - UN LIEN AVEC LA SITUATION DE DEHBIA

Cette situation m’apparaît pourtant comme porteuse de sens dans la mesure où cette forme d’immobilisation que cette personne nous fait vivre durant le rendez-vous est peut-être analogue à celle que Déhbia rencontre dans son rapport avec sa mère. En somme, « comment quitter cette mère déprimée ? ». Et si le centre de cette question clinique est que cette mère nous fait vivre par sa tristesse ce que sur le même mode, elle fait vivre à sa fille de difficultés de séparation, alors ne peut-on pas dire que la revendication au sujet des coups des frères est pour Déhbia un levier dans son exigence de différenciation ?

Q - Oui, peut-être que cela vous manque, mais Déhbia, elle est plus vraiment une petite fille…

- Oh je sais bien ! Des fois je sens bien que je devrais pas la voir comme ça. Mais c’est dur la vie, vous savez, et moi j’ai peur pour elle, pour ce qu’elle peut rencontrer dehors, tout ça…

Q - Peut-être aussi que depuis que votre fille aînée est partie, vous avez reporté sur Déhbia toute votre affection et cette peur dont vous parlez ?

- Oh Farida, ça m’a fait mal quand elle est partie. Je lui ai dit fais pas ça ! Arrange-toi avec tes frères ! Ils ne sont pas méchants tu sais ! Mais elle, elle voulait déjà partir depuis longtemps avec son copain, vous savez… Moi, je crois qu’elle dit que ses frères l’ont tapée, c’est pour pouvoir partir plus facilement, comme si c’était pas elle qui décidait, quoi… Partir comme ça, si ça m’a fait mal !

Q - Et Déhbia, elle a senti que ça vous faisait mal à ce moment-là ? Ça a pu avoir un effet sur elle ?

- Oh mais à la fin, Farida, elle était plus tellement à la maison depuis deux trois ans, vous savez… Mais elle venait quand même dormir souvent. C’était mieux que rien, je savais qu’elle était bien. Mais c’est la plainte, là, qui a tout changé, et Déhbia, ça l’a vraiment embêtée, que sa sœur parte… On tournait en rond, vous savez…

[Elle pleure]

Q - Comment vous imaginez la suite pour Déhbia, à la fin de son séjour ici ?

- Je lui ai dit l’autre jour. Sa place, c’est à la maison ! Ils ont compris, ses frères, ça leur a bien fait voir, qu’elle vienne ici. D’ailleurs qu’elle soit chez vous, ça change rien sur les problèmes ! Elle arrête pas de venir à la maison, ou dans le quartier ! C’est comme avant ! L’autre soir, je l’ai vue dehors, devant l’entrée. Je suis sûre qu’elle est pas rentrée ici ! Moi je m’en occupe pas, elle est pas chez moi… Je vois ce que ça fait. Eh bien le lendemain, la femme, ici, elle m’a appelé pour dire qu’elle était pas rentrée ! [Déhbia a effectivement été en fugue de l’établissement pendant quarante-huit heures quelques jours auparavant] Non, ça marche pas qu’elle soit placée ici. C’est pas ça, la solution !

Q - Et ça serait quoi la solution ?

- Il faut qu’elle se calme ! C’est ce que je dis tout le temps !

Q - Oui, peut-être… Mais on risque de tourner en rond… Elle est agitée, ses frères la brutalisent, elle demande à partir, vous lui manquez, elle retourne chez vous, tout recommence… C’est compliqué d’avoir une solution si elle trouve pas un endroit où parler de ses difficultés…

- Oh mais elle me parle, ma fille, vous savez. Moi, à la Juge, je lui dirai qu’elle peut revenir, il n’y a pas de problèmes !

Nous mettons fin à ce rendez-vous, non sans avoir rappelé à cette mère que sa fille étant placée dans l’établissement, elle doit la renvoyer vers nous lorsqu’elle la rencontre au cours d’une fugue.

Je quitte cet entretien avec une difficulté à évaluer les difficultés présentées par cette personne. Car si l’essentiel de ses propos aura été tourné vers sa tristesse et son impossibilité de s’organiser sans sa fille, la dernière partie m’a donné le sentiment d’une contre-attaque menée contre l’institution, laquelle ne fait pas mieux qu’elle (jugement apparemment justifié), et qu’elle présente comme n’ayant pu les séparer elle et sa fille. J’ai dans cette configuration l’impression que les affects de cette mère m’ont séduit, et fait négliger l’élaboration de sa responsabilité dans la violence physique. La question s’est d’ailleurs déplacée sur la responsabilité de Déhbia elle-même ("… elle, il faut voir comment elle leur parle", "elle exagère, aussi, elle nous fait honte", "il faut qu’elle se calme"), voir sur notre responsabilité de professionnels, incapables de contenir sa fille dans ses débordements pulsionnels (ce qu’elle peut sentir que nous lui reprocherions par ailleurs).