II - 3 - 5 - Troisième entretien

a - UNE PRESSION INSOUTENABLE

Déhbia est en fugue depuis plusieurs jours (après environ trois semaines de présence continue au service, elle a commencé à disparaître pendant un, deux ou trois jours). Elle revient chercher ses affaires pour « rentrer chez elle ». Je suis présent à ce moment-là, et un rendez-vous est organisé avant qu’elle ne parte. J’associe, autour de la question de savoir si ce départ sera définitif après toutes ces fugues, sur les propres départs du père, dont je me rappelle qu’il quittait régulièrement la maison pour y revenir peu de temps après.

Q - L’éducatrice m’a dit que vous vouliez partir de l’appartement. Comme je ne vous ai pas rencontrée lors du dernier rendez-vous, j’ai souhaité vous voir maintenant pour qu’on puisse parler de tout ça…

Je précise que Déhbia, assise tout à l’avant de son siège, paraît très mal à l’aise dans cet entretien. Elle n’arrive pas à me regarder, et je retrouve ici mon sentiment du premier entretien, lorsque j’avais eu l’impression que mon rendez-vous était précipité pour cette jeune malade… Mes scrupules m’avaient alors conduit à envisager de remettre l’entretien à plus tard… Dans ce dernier rendez-vous, une réserve identique m’amènerait presqu’à proposer à Déhbia de débattre sur le cadre et l’opportunité de cet entretien, si elle ne répondait pas d’emblée à ma question…

- Oui, c’est vrai. J’étais pas là. Je suis mal, ici. Ça va mieux maintenant chez moi, et si je reste là ça va aggraver les choses…

Q - Quelles choses ?

- La pression ça revient. L’autre jour, mon frère, il est venu au foyer, il voulait me parler, j’ai pas voulu. Il a fait le gentil devant les éducateurs, et après il m’a attendue le lendemain quand je suis rentrée de mon stage. Je l’ai vu en descendant du tram, j’ai changé de route, mais il m’attendait toujours au bout d’une heure. Je pouvais plus attendre pour rentrer. Il m’a fait la morale à la porte du foyer, il m’a dit qu’il me laisserait pas tranquille si je rentrais pas à la maison.

Q - Vous parlez duquel de vos frères ?

- Le grand, Hacène.

Comme s’il s’agissait d’une évidence, Déhbia parle de son frère pour évoquer le plus grand, ses difficultés paraissant à ce moment-là se résumer à ce seul personnage. Cette image du frère qui ferme à Déhbia la porte de l’établissement semble être pour elle une représentation de surmoi interdicteur, et qui paraît déterminante dans son souhait de retourner dans sa famille. Mais si l’on considère par ailleurs que ce frère aîné représente aussi pour Déhbia une instance pulsionnelle incontrôlable, c’est à nouveau la confusion topique dont nous avons déjà fait état supra qui doit être soulignée à ce moment de vie de cette adolescente. Je me demande alors quels autres représentants pourraient atténuer cette confusion première.

Q - Pas tranquille, ça veut dire quoi pour vous ?

- Oh, plus des coups, il oserait pas. Mais la pression de me faire peur. Des coups, il oserait pas maintenant que j’ai été chez la Juge une fois.

Q - C’est peut-être aussi qu’ils vous voient autrement, que votre départ a changé ce qu’ils pensent de vous, peut-être aussi parce que vous avez montré que la Juge était de votre côté ?

- De toute façon, je sais bien que si je vais en foyer, je pourrais pas être tranquille. L’autre jour je partais avec Nadège. Elle m’a dit il y a ton frère là-bas, je suis rentrée en courant au foyer. Je l’ai pas vu moi, je suis même pas sûre que c’était lui… J’ai appelé Salah pour lui dire que je pouvais pas venir.