b - UNE REPRESENTATION INOPERANTE DE LA JUGE

J’observe ici que la Juge, qui occupe habituellement cette fonction de surmoi chez les adolescentes accueillies, n’est pas par Déhbia investie comme une figure suffisamment interdictrice, et donc efficace pour la diminution de cette confusion. Je repense alors à la façon dont Déhbia parlait de son père quelques semaines auparavant, lorsqu’elle tentait de construire une représentation de système pare-excitation face au danger de confusion constitué par son frère aîné. Il semble alors que cette jeune fille fasse effectivement un constat d’échec en évoquant une anxiété toujours intacte, ce que je choisis d’aborder avec elle.

Q - Vous disiez tout à l’heure que vous étiez mal ici. On peut peut-être en parler…

- Je pense à chez moi, quoi… A ma mère… Elle est toute seule, elle est pas bien ma mère. Mais je vous dis, maintenant ça va mieux chez moi. Ici, je sais pas… je sais pas quoi faire…

Q - Vous ne pouvez plus aller à votre stage ?

- C’est pas ça. Mais si je suis là, j’arrive pas à penser à autre chose que je suis pas bien !

Q - Et vous avez l’impression que si vous étiez chez votre mère, vous pourriez aller plus facilement suivre ce stage ?

- Je sais pas, parce que j’y allais déjà pas souvent avant que la Juge me mette ici… Mais au moins je serais plus tranquille par rapport à chez moi.

Q - J’ai l’impression que cette situation, d’être placée ici, votre mère que vous ne sentez pas bien, vos frères qui vous mettent la pression, tout ça ça fait que vous savez plus où vous en êtes… même pour votre formation.

- Ben oui, c’est un peu ça, je suis trop mal ici. Ça m’embête vous savez, pour les éducateurs, tout ça, mais moi j’ai pas tellement de raisons de rester ici maintenant. Chez moi, ils sont d’accord. Je vais rentrer, mais ils m’ont dit que je pourrais aller en Tunisie avec mon père si ça va pas. De toute façon mes frères m’ont dit que ça s’était arrangé avec Salah. C’est plus la peine que je parte en foyer…

Q - Mais c’est vos frères, c’est pas vos parents qui décident de demander ça à la Juge ?

- Si !!! Mais ils en ont parlé avec ma mère… C’est elle qui va venir chez la Juge…

Q - La Juge vous a placée ici, sur votre demande, et vous allez rentrer chez vous sans attendre le rendez-vous dans son bureau. En principe il aurait fallu que vous attendiez… pour respecter la décision de la Juge…

- Oulà non ! Moi je veux plus ! L’éducatrice elle m’a dit qu’ils allaient écrire à la Juge pour dire que j’étais rentrée… C’est pas que je respecte pas, hein ! Mais les choses elles ont changé, quoi… C’est plus pareil à la maison, ma mère, tout ça… De toute façon, ça sert à rien, je suis jamais ici !

A ce moment de l’entretien, c’est une Déhbia un peu paniquée que je trouve devant moi, et je ressens que ma formulation ne peut être entendue par elle. Je voulais lui témoigner de l’importance de la loi et du cadre de son hébergement, et ainsi réfléchir à la dimension de l’urgence dans laquelle elle partait. Ainsi était-ce la position de chacune et l’échange symbolique dans lequel cette adolescente était engagée avec la Juge que mon intervention rappelait, alors que c’est du côté de la réalité immédiate (partir ou pas) que Déhbia entend mon propos… que je reprends rapidement :

Q - Oui, de toute façon, à dix-sept ans et demi, c’est difficile de vous obliger à rester ici ! Mais peut-être que vous pourriez vous-même la contacter, cette Juge… Lui écrire un courrier pour expliquer tout ça…

- Vous croyez ? Et si je vais la voir, c’est pas mieux ? Ça sera plus facile, non, pour expliquer…

Q - Ah ben ça, ça change rien… Pour ça, il faudrait que vous preniez rendez-vous, et un rendez-vous, vous en avez déjà un… Non, l’idée, c’était d’écrire en attendant le rendez-vous, comme une manière de vous expliquer auprès d’elle sur votre départ imprévu, avant de la voir à la date prévue pour la fin de votre séjour ici…

- Ah bon… J’en parlerai à l’éducatrice, alors.

Q - J’aimerais qu’on revienne sur votre séjour ici, pour parler de ce que vous espériez en venant ici, et avec quelle idée vous allez repartir…

- Ben… Oui et non, quoi… D’un côté ça a été bien. Ça a arrêté les problèmes à la maison… enfin… pas tout, hein ! Parce que d’un autre côté, c’est toujours avec le grand, là, comme je vous disais tout à l’heure, que ça va pas. Mais quand même, il m’a pas tapé depuis que la Juge m’a placée ici. Et puis ce qui est bien ici, c’est que j’ai pu parler, parler de mes problèmes… Mais les horaires, ça va pas ça… Deux heures six heures, c’est pas possible… On peut pas ressortir le soir… Ça ça a été difficile. Même chez moi, c’est mieux.

Q - Ah ? J’avais compris que chez vous, il n’y avait rien de prévisible pour les sorties, suivant l’humeur de vos frères…

- Oui, mais je sors quand même… Ça tape, ça tape pas, c’est pareil ! Je sors et puis c’est tout !

Q - Vous savez, il me semble que la chose importante de votre séjour ici, c’est ce que vous avez compris au sujet de vous et votre mère…

- Oui, c’est sûr, ça j’ai oublié tout à l’heure. Au début j’en avais marre que ma mère elle fasse rien. Mais après j’ai compris que c’était pas ça, quoi… En fait elle est comme moi, elle y peut rien…

Il me semble alors buter ici sur une caractéristique fondamentale de cette situation, qui est l’organisation narcissique dans laquelle évolue chaque personne concernée. En écoutant Déhbia qualifier sa mère comme un double d’elle-même, il me semble l’entendre quelques semaines plus tôt évoquer la fusion ressentie avec son frère aîné. Et quels que soient ses investissements de ces différentes représentations, c’est de symbiose dont il pourrait être question dans ce retour au domicile familial, alors même que les risques et impasses de cette décision paraissent connus par Déhbia.

Q - Il y a quand même plusieurs différences, et d’abord que c’est votre mère ! Vis-à-vis de vos frères, elle ne vit pas la même chose bien sûr…

- Non mais moi je parlais d’être embêtée, quoi… [Puis Déhbia garde un long moment de silence].

Q - Triste ?

- J’ai l’impression qu’elle est toute seule maintenant…

Q - Peut-être que vous pensez que c’est vous qui l’avez laissée seule ?

- Ah ben ça c’est sûr que je sois partie, et qu’il n’y a plus Farida, ma mère elle est seule hein…

Q - Oui bien sûr, Déhbia. La réalité, ça fait ça. Mais je parlais de votre sentiment de responsabilité, comme si c’était vous qui aviez rendu votre mère triste. Moi il me semble que vous n’y êtes pour rien, si votre mère elle donne cette impression.

- Je sais pas… C’est vrai d’un côté, mais il me semble qu’elle est mieux si je rentre… alors moi aussi.

Q - Oui, je ressens que pour vous, l’important, c’est de retrouver la vie à côté de votre mère. C’est pas seulement que vous lui manquez, c’est aussi qu’elle vous manque. Je me dis que c’est peut-être trop tôt pour partir de chez vous…

- Ah mais moi si mes frères ils m’embêtent pas, je serais pas allée chez la Juge, c’est sûr ! Je peux partir maintenant ? Parce qu’il faut encore que je fasse mes sacs et j’ai dit à ma mère que je serais rentrée vers cinq heures ?

Q - Oui bien sûr… Vous savez que s’il y a un problème, vous pouvez à nouveau faire appel à la Juge ou à l’assistante sociale ?

- Non mais ça ira, vous inquiétez pas. Au revoir. Merci.