f - UNE DOUBLE MODALITE DES COUPS

Cette situation libidinale permet d’approcher maintenant le statut revêtu par les coups échangés dans la fratrie. Les propos de Déhbia renvoient à l’idée que se battre a pu parfois constituer une solution pour évacuer la tension interne ("… souvent j’étais soulagée", "j’étais moins énervée après"), mais à d’autres moments problématiser cette tension ("C’est vrai… j’ose pas répondre… j’ai l’impression que… c’est pas pareil…Quand je suis devant lui, je… je… je cherche qu’à partir. J’arrive pas à me défendre. J’aimerais tellement qu’il… euh… me laisse tranquille… Oui… que ça s’arrête et que je puisse vivre tranquillement !"). D’ailleurs Déhbia différencie ces deux modalités en les référant globalement à des personnages précis : "Le grand, je lui dis, occupe-toi de ta vie, laisse-moi tranquille, j’suis grande maintenant. Mais on dirait que ça l’énerve encore plus. Amin et Akim, je réponds plutôt en tapant. Quand un me tapait, je répondais en tapant. Je crois que c’est ça qui les a arrêtés. J’avais pas le dessus, mais je m’arrêtais pas. j’avais pas peur. "

Il y a dans ses relations agressives avec ses frères jumeaux quelque chose qui se présenterait plutôt comme une décharge pulsionnelle (et en ce sens l’expression "il fallait que ça tombe" concerne aussi bien la tension interne que les mouvements désignés par cette adolescente). Rester en lien avec un objet tout en se différenciant de lui semble bien l’objectif dynamique de cette agressivité, et la séparation des belligérants par un tiers témoigne bien de la possibilité d’un écart vital : "Ouais quelqu’un qui se mettait au milieu, un autre frère ou ma sœur qui criait d’arrêter. Des fois une voisine qui était par là." De la même manière les "petites claques" du père nous semblent pouvoir être désignées dans leurs statuts de réassurance et de visée anti-traumatique. Elles paraissent tout autant s’inscrire dans le lien à l’objet.

Avec son frère aîné par contre, Déhbia semble vivre le rapproché corporel  dans un vif sentiment d’emprise. Ici, c’est de violence symboliquedont il s’agirait, les coups de ce frère ayant visiblement pour lui-même un objectif de sauvegarde narcissique, qui tend à nier l’existence de l’objet. Ces éléments cliniques font écho à ce que J. BERGERET écrit au sujet de celui qui distribue la violence : « La violence foncière(…)concerne seulement les difficultés identificatoires primaires (c’est-à-dire narcissiques) du sujet. L’objet quant à lui demeure dans le cadre d’un investissement de statut purement extérieur encore et d’importance très secondaire. » [1985, p71]

Ainsi l’empêchement vécu par cette jeune fille dans le face à face avec son frère Hacène nous semble s’originer dans l’archaïque, faisant ainsi écho à ce que nous avons dit de la difficulté de séparation de Déhbia. L’installation de cette tension, que nous avons pointée dans ses relations avec son petit ami, participerait toutefois d’une tentative de dégagement de ce registre, Déhbia s’identifiant à sa mère et cherchant ainsi, dans le fantasme, à dominer celle-ci et son frère Hacène à travers ces attitudes provocatrices.

Aussi décrirons-nous l’économie relationnelle de la famille en situant - au moins dans ce que nous comprenons des représentations de cette adolescente - le frère aîné comme suppléant la mère, Déhbia et ses frères jumeaux dans des défenses communes.

Les coups échangés entre ces derniers seraient une façon pour eux de construire une représentation de séparation d’avec une image maternelle vécue comme toute-puissante, et pour laquelle le frère aîné tient lieu de puissance anale. Soulignons que l’emprise exercée originairement est d’abord celle de l’imago maternelle sur le milieu familial dans son ensemble, et contre laquelle tous les hommes de la famille sont probablement en train de lutter de manière spécifique - y compris ce frère aîné, par un déplacement sur sa sœur de ce qui est inconsciemment dirigé vers l’imago maternelle.

Ici, nos références théoriques sur le maternel féminin archaïque trouvent à nouveau leur place, avec cette hypothèse qu’au niveau des enfants, les garçons de la famille, dans la crainte de la passivation homosexuelle, mènent contre les filles une lutte originairement orientée vers ce maternel féminin primaire (F. GUIGNARD, 1999 ; J. SCHAEFFER, 1999).