j - LA DIFFICULTE DE CONSTRUIRE UN PROJET

Et peut-être pouvons-nous, avec A. BRACONNIER évoquer ici « … l’idée que se fait l’adolescent de sa capacité à réaliser des désirs sans se reposer sur la toute-puissance protectrice parentale. Face à cette tâche, l’adolescent peut prendre des attitudes de fuite, peut se sentir envahi de haine ou même renoncer à toute transformation. » [1986, p268] C’est la difficulté de transformation de l’objet primaire qui a pu amener Déhbia à ne privilégier des relations que si elles évoquent de manière suffisamment proche cet objet maternel et ses caractéristiques. Cette jeune fille manifesterait ainsi ce mouvement de renoncement évoqué par A. BRACONNIER, n’investissant sur un mode de liaison primaire que des représentants de l’objet maternel, parce qu’ils renvoient à la proximité, à la dépendance ou à l’agressivité qui s’y attachent. C’est pourquoi nous citerons encore cet auteur lorsqu’il dit que « c’est ici qu’apparaît la spécificité du transfert de l’adolescent dépressif, c’est-à-dire la manière dont l’adolescent ne peut s’éprendre par peur de ne pas pouvoir se déprendre : « A quoi bon me confier à vous si vous ne pouvez pas m’aider toute ma vie… » » [op. cit., p270] Au-delà des illustrations des relations de Déhbia avec ses frères, son ami ou l’espace géographique dans lequel elle évolue, cette citation nous permet d’éclairer les difficultés de cette jeune à investir l’objet « institution », à la fois marqué par son caractère provisoire (ça ne remplace pas sa mère) et autre que maternel (des adultes ne pouvant pas susciter des affects équivalents).

Cela illustre en outre le fait que nous n’ayons pas observé une véritable dimension de projet dans les réalisations psychiques de Déhbia. Certes, pendant un temps, nous l’avons vue chercher à quitter la ville, mais sans que cette idée soit suivie d’un intérêt particulier pour les orientations possibles. Déhbia traite ainsi les objets de son actualité institutionnelle (sa vie quotidienne, ses relations avec les autres jeunes filles, les foyers où elle pourrait aller) avec beaucoup d’immédiateté, ce qui apparaît dans le fait qu’elle ne les saisit pas comme des objets à investir au cours de nos rencontres. En ce sens, c’est l’idéalisation qui s’attacherait à la position haute de maturité adulte qui s’est affaiblie dans le cours de son séjour, jusqu’à une terminaison des plus contraires à sa demande initiale.

Dans un article concernant les investissements libidinaux chez une adolescente, écrit à partir d’une pratique clinique dans un centre d’accueil d’urgence, M. COURNUT-JANIN évoque le fait que « la reviviscence œdipienne provoquée par la sexualité de la fille adolescente chez les parents, pousse celle-ci à agir son activité hétérosexuelle le plus vite possible, comme si l’objet extérieur protégeait de la proximité incestueuse des parents. Ainsi l’adolescente semblait tentée, sans bien y réussir souvent, d’échapper à la répétition d’une relation régressive sadomasochiste, qui, immanquablement dans cette configuration familiale, se mettait en place. » [op. cit., p53]

Dans le cas de Déhbia, il nous semble que les « objets extérieurs », en l’occurrence Salah et la relation qu’elle a avec lui, ou encore l’institution qui l’a accueillie pendant un mois, ne la protègent pas de cette proximité maternelle. Notre observation nous conduirait même à dire que Déhbia n’a guère réussi à échapper à cette répétition de « relation régressive sadomasochique », comme la fin de son séjour le laisse d’ailleurs supposer.

Comme nous l’avons écrit, et alors que l’orientation dans une autre structure d’hébergement prenait forme sur l’impulsion de l’équipe éducative, Déhbia est entrée dans une attitude de fuites répétées, jusqu’à une dernière fugue de l’établissement, quelques jours avant le rendez-vous chez la Juge pour enfants, au cours duquel devait s’officialiser une orientation dans une autre institution.

Il ne nous appartient pas d’évaluer la fiabilité du projet présenté alors par cette jeune fille ("Je vais rentrer, mais ils m’ont dit que je pourrais aller en Tunisie avec mon père si ça va pas."). Dans le contexte relationnel qui nous était apparu tout au long de cette prise en charge, il paraît difficilement concevable qu’une telle issue « en faveur » de Déhbia puisse se réaliser. D’ailleurs souvenons-nous que l’entretien précédent avait été pour elle l’occasion d’exprimer sa crainte renouvelée de son frère aîné ("De toute façon, je sais bien que si je vais en foyer, je pourrais pas être tranquille. L’autre jour je partais avec Nadège. Elle m’a dit « y a ton frère là-bas », je suis rentrée en courant au foyer. Je l’ai pas vu moi, je suis même pas sûre que c’était lui… J’ai appelé Salah pour lui dire que je pouvais pas venir.")

Cette séquence fait apparaître que Déhbia « tient à sa peur », et que c’est probablement à partir de cette « peur de craquer » qu’elle s’est rendue aux arguments ou pressions de sa famille. Notons toutefois que la solution avancée consiste à retourner avec la mère (ce qui correspond au lien de dépendance) tout en conservant la solution d’un pare-excitation du côté du père, comme pour rappeler le caractère potentiellement menaçant du retour des imagos maternelles, archaïque et anale-phallique.

Nous pouvons ramener à cette menace ce que nous avions entendu de la part de la mère de Déhbia disant que pour elle, "ses filles, c’est tout". Comprendre ce propos passe par l’idée que « probablement dans l’inconscient des parents et dans celui de la fille, [c’est] son corps tout entier est en cause. » [M. COURNUT-JANIN, 1989, p55] Aussi une prise de liberté de la part de Déhbia, la plus minime soit-elle, apparaîtra probablement à cette mère toujours plus dangereuse pour son intégrité de mère que l’attaque anale-phallique dont peut être capable un garçon… quitte à plutôt cautionner cette dernière.

Nous pouvons dire en outre que si son intégrité est mise en danger par l’autonomie de sa fille, illustrant en cela une position de refus de castration, c’est par l’utilisation de son fils ou de ses fils pris comme une partie de son corps que cette personne tente de conserver ses filles dans une indistinction généralisée.