II - 4 - 2 - Premier entretien

a - UN CHOIX DE DISPOSITION SPATIALE

Il est important dans ce cas de décrire sommairement le dispositif mobilier des entretiens. Le bureau dans lequel je travaille est une pièce un peu en longueur (cinq mètres sur deux et demi environ) au fond de laquelle sont disposés trois sièges autour d’une table ronde, celle-ci d’un peu plus d’un mètre de diamètre. En entrant dans la pièce, la dispersion de mes affaires personnelles sur la gauche de cette table ne laisse guère de doute sur le fait que je suis installé à cet endroit, ce qui laisse la possibilité aux jeunes filles de s’asseoir soit sur un premier siège, à leur droite en entrant, celui-ci à un mètre environ de cette table et donc entièrement en face à face avec moi, soit sur un autre siège, au fond de la pièce à droite également, donc au coin de celle-ci, mais cette fois-ci de l’autre côté de la table par rapport à ma place, ce qui ménage alors un « face à face avec obstacle », ou « avec tiers », cette table étant souvent chargée de documents qui peuvent apparaître comme autant de signes d’écriture ou de lecture.

Je ne développerai pas ici le jeu infini du choix d’occupation des sièges - au moins lorsque ces jeunes filles restent assises -, choix qu’il est toujours possible de mettre en articulation avec des éléments transférentiels, comme la diminution progressive de leur crainte de notre relation (qu’elles puissent se passer un jour de la table entre nous deux), le renforcement de leur résistance à évoquer leurs difficultés personnelles (qu’une jeune fille se recroqueville tellement que cette table semble de plus en plus cacher sa présence), le souhait d’exhibition ou de séduction (une façon de s’asseoir bien en vue de l’interlocuteur)…

L’intérêt de cette rapide présentation spatiale est de préciser que chaque jeune fille a donc à opter pour un siège ou pour l’autre. Ceci va généralement sans commentaires.

Mais à mon invitation à s’asseoir, Seher marque un temps d’arrêt, et dit :

- Je m’assoie où ?

Q - Ici, ou là, comme vous voulez…

- Houlà !

Puis elle paraît hésiter sur la conduite à tenir, testant visiblement du regard les avantages de chacune de ces deux situations spatiales, et je me demande ce qu’il peut bien y avoir dans ce choix qui l’engagerait autant. Mon association à ce moment-là est que Seher, dont je me souviens comme d’une jeune fille très souffrante dans notre entretien deux ans auparavant, hésite entre « se protéger des coups en se mettant derrière la table » et « se mettre en relation en face de moi pour être aidée dans sa détresse ». Mais l’inverse pourrait aussi bien être vrai, « se réfugier dans un coin pour être contenue » ou « se mettre en face pour surveiller mes gestes ». Mon travail associatif (pourquoi me sentir aussi menaçant pour elle ?) est toutefois interrompu par sa réflexion, sitôt assise sur le siège en face de moi :

- Là, comme ça on se verra mieux.

Q - Ah bon… C’est important de bien se voir ?

- Oh ! Je disais ça parce que la dernière fois, la fois il y a longtemps hein ! on était en face, il y avait la dame aussi, et j’y ai souvent repensé. Je me voyais en train de parler avec vous, et des fois chez moi j’y pensais en me disant que je pouvais toujours revenir ici si ça allait pas. Mais là, j’ai été surprise, parce que c’est pas la même pièce…

J’entends ici que Seher a durant ces deux années utilisé une représentation pour supporter la violence familiale, « tableau à trois personnages assis » constituant un contre-modèle relationnel au modèle familial, tableau que j’imagine centré sur la verbalisation avec des adultes non agressifs, comme une issue de secours « à penser en cas d’urgence ».