d – UNE VIOLENCE « PAS POSSIBLE »

Son dernier propos me fait relier intérieurement l’évocation gestuelle d’une table basse à son choix précautionneux d’une place dans le bureau, choix qui tenait sans doute compte de la table réelle de notre propre rencontre. Je pense alors que le transfert de cette jeune fille me constitue rapidement comme un objet maternel, celui avec lequel, pour l’instant, il serait question de dire tout ce qu’elle pense… Puis enchaînant sur mon silence, Seher dit…

- Des fois, j’imagine qu’ils viennent me chercher… Je sais bien que ça peut pas se passer mais quand même… Ma mère, si. Si elle était toute seule, elle pourrait le faire. Elle aurait réfléchi et elle serait allée voir la Juge. Mais bon, faut pas rêver !

A l’écoute immédiate, le début de ce propos m’était apparu comme l’expression d’un sentiment de menace, assez similaire à ce que j’ai coutume d’entendre à ce sujet. Car "ils me cherchent…" est une représentation qui certes comporte sa part d’excitation contenue, mais engage généralement d’autres conséquences, dont celle de "se faire tuer", comme elle le disait elle-même quelques instants auparavant…

C’est pourquoi l’ensemble de cette séquence m’a surpris. Elle venait pourtant d’une jeune fille qui rêve à la possibilité d’être reçue pacifiquement par sa mère, ce dernier propos ne faisant d’ailleurs que poursuivre le précédent, mais je n’avais peut-être pas entendu la souffrance de Seher à vivre cette situation filiale douloureuse. Mon sentiment était plutôt d’entendre chez Seher une ambivalence (comme si elle voulait retourner chez elle pour en découdre à nouveau, sous un prétexte de sociabilité), jusqu’à ressentir dans ses propos une agressivité en latence.

Q - Retrouver votre mère, c’est un rêve pour tout de suite, mais dans quelques temps, ce sera peut-être possible…

- Ouais…

Après cette réponse donnée sur un ton assez dubitatif, Seher rentre pendant une ou deux minutes dans une nouvelle activité de rêverie, muette celle-ci… ce que je choisis d’orienter ensuite ainsi :

Q - Ça n’a peut-être pas toujours été aussi difficile avec votre famille…

- Ça a toujours été comme ça, mais encore plus depuis que j’ai dix onze ans, que j’ai grandi quoi… Si encore j’avais fait quelque chose, des conneries ou quelque chose comme ça, je comprendrais, de me faire taper. Mais là, c’est pas possible des trucs comme ça.

Q - Et votre sœur aînée, elle se faisait frapper aussi ?

- Je crois pas, enfin pas tellement. mais elle, elle est pas pareille, plus calme. Elle est vieille dans sa tête. Mais le mariage, elle a bien vu… Il faut qu’elle comprenne qu’on peut pas vivre seulement comme en Turquie. C’est le mariage qui va pas, c’est forcé.

Q - Et c’est parce que vous refusez de rentrer dans la coutume que votre mère est comme ça avec vous ?

- Même pas ! Elle me tape pour rien. Quand j’y pense j’ai honte que ça soit pour ça, elle est pas bien de se déchirer pour des conneries comme ça. Avec le balai l’autre jour parce que j’avais laissé mes chaussures en bas ! Une fois elle m’a dit je vais te crever, t’arrêteras d’être toujours dans mes jambes à pourrir ma vie. J’ose même pas vous répéter les mots qu’elle dit des fois. Ça fait honte.

Puis Seher continue alors que de grosses larmes commencent à couler sur ses joues.

Yugur [son petit frère] il me traite de putain en me donnant des coups de pied dans les jambes ! Vous vous rendez compte, à son âge ? Et ma mère au lieu de l’arrêter, elle rigole. Mon frère, le plus grand, si je suis dans la cuisine quand il arrive, il m’oblige à sortir, il me pousse, il me traite de tous les noms possibles, et je lui ai rien dit, moi…