II - 4 - 3 - Deuxième entretien

a - UNE CIRCULARITE MERE-FILLE

Lors de ce second entretien, je choisis d’évoquer d’emblée avec elle son vécu institutionnel, observant que quelque chose commençait déjà à se jouer sur le plan de la répétition de son histoire antérieure dans l’expression de cette revendication contre l’établissement.

Je précise que Seher s’est assise à la même place, sans aucun commentaire sur ce choix redoublé.

Q - Bonjour. La dernière fois, nous nous sommes arrêtés sur le fait que vous trouviez qu’ici, c’était pas facile pour vous, sur le plan du règlement, ou des sorties, par exemple. Aujourd’hui on a un peu plus le temps, est-ce que vous voulez en reparlez, est-ce que vous avez du nouveau là-dessus, si vous en avez parlé avec les éducateurs ou les éducatrices… ?

- Non, mais je crois que c’est pas ça… C’est que je suis pas bien ici. Je pense à chez moi, tout ça. Je pense à mes frères. Le petit, je m’en occupais, il me manque des fois… C’est pour ça que je suis énervée, je tourne en rond ici, alors je sors, c’est forcé. Puis les éducatrices, là, elles me gueulent toujours dessus… Oh mais ça sert à rien de gueuler !

Q - Ça vous rend triste de penser à chez vous… C’est normal, même si c’était pas facile à cause des coups et de tout le reste, il y avait des bons côtés, et ça vous manque.

- Ouais, mais c’est dégueulasse d’être obligée de partir, alors que j’y suis pour rien. A Yugur [son frère de neuf ans] je lui en veux pas, c’est à cause de ma mère tout ça, elle se rend pas compte.

Q - Oui, c’est ce que vous disiez la dernière fois, elle pense que c’est important pour vous puisque c’est comme ça qu’elle-même a été élevée…

- Ouais mais c’était la honte des fois, comme quand j’allais à l’école coranique. Ma mère nous habillait en long, le foulard sur la tête, les grandes robes. Moi j’enlevais ça le plus vite possible, les voisins nous regardaient partir comme ça, je le remettais avant la mosquée. Ma sœur, non, ça l’embêtait pas de garder ça. C’est pour le Coran tout ça. Ma mère voulait qu’on sache lire et écrire le Coran [sic]. Il y avait écrit qu’on doit pas porter la main sur quelqu’un de plus âgé…

Q - Ah ben pour entendre ça, c’est votre petit frère qui aurait dû y aller…

- Lui ? Il y est resté qu’une fois. Le prof l’a mis dehors, il disait n’importe quoi. C’était pas possible.

Q - Vous aviez essayé de lui dire à votre mère que ça vous faisait de la peine ou que ça vous ennuyait tout ce qu’elle faisait, même si elle pensait que c’était normal ?

- Elle écoute pas, elle dit t’as qu’à te tenir tranquille, faire ce que je te dis et pas répondre… Mais moi je réponds parce qu’elle me tape. Ça peut pas s’arrêter !!

Q - Si, ça s’arrête si vous le refusez en partant de chez vous, même si vous continuez de penser à votre famille. En partant, vous exprimez que vous êtes plus d’accord avec ça.

- [un long soupir] Je sais pas si elle peut comprendre ça…

Nous entendons Seher donner ici une représentation dans laquelle elle se vit en miroir de sa mère, l’une et l’autre engagées dans un mouvement circulaire paraissant n’avoir aucune fin. Et j’observe ici qu’une position symbiotique apparaît lorsque mon propos visant à l’aider à se représenter elle-même sa situation suscite chez cette jeune une réserve qui concerne la possibilité que sa mère se représente (comprenne).

Le moment de silence qui s’installe ici me donne l’occasion de réfléchir à cet ensemble de proximités mère-fille, et en même temps à l’idée que Seher a parallèlement à ses propres interrogations constitué assez rapidement les éducatrices de l’équipe comme de potentielles mères persécutrices. Il me vient en même temps à l’idée le contenu de la réunion de service précédente, dans laquelle cette jeune fille était présentée par quelques personnes de l’équipe éducative dans des mouvements assez tyranniques pour les autres hébergées, lorsqu’elle cherchait à les intégrer à ses sorties sans beaucoup de discernement quant à l’âge ou le souhait de chacune. Ici c’est l’image d’une Seher persécutrice pour autrui qui apparaît, ou, dans sa frénésie de sorties tout azimut, persécutrice pour l’équipe éducative elle-même.