b - UNE BUTEE DANS L’ENTRETIEN

J’observerais ici que sur ma question concernant son vécu institutionnel Seher a associé son vécu familial, ce qui confirme la dimension de déplacement que je ressentais déjà lors de l’entretien précédent. Rompant un silence que cette jeune fille semble vivre de manière bien abattue, je choisis d’avancer à nouveau sur ma question initiale. En fait j’espère à ce moment-là pouvoir commenter ce déplacement, et ainsi permettre à Seher de progresser sur cette répétition de situation conflictuelle.

Q - On pourrait réfléchir ensemble à pourquoi ça se passe comme ça, pourquoi votre situation de ne pas être bien en ce moment ça fait qu’avec les adultes ici ça pourrait pas se passer mieux…

- Eh mais on se fait reprendre pour rien ici ! C’est vrai qu’ils m’aident mais des fois je veux pouvoir faire ce que je veux, sortir, passer le week-end avec mon copain, décider de ce que je fais.

Q - C’est aussi ce qu’on vous empêchait de faire chez vous…

- Et ben justement hein ? Si c’est pour être pareil, ça sert à quoi que je sois venue ici hein ?

Q - Il y a du vrai dans ce que vous dites, mais quand même… ici personne vous tape il me semble.

- Ouais, c’est vrai ça… c’est vrai. Mais des fois, j’ai l’impression que je préférerais… euh… je dis pas être tapée hein… mais que ça soit dur comme à la maison, et avoir de la liberté, plutôt qu’être ici !

Q - Oui. En fait vous voudriez être chez vous, et que ça soit mieux…

[Après un temps d’arrêt, Seher se met à rire à mon propos, simplificateur à l’excès]

- Oui, j’ai l’impression que c’est toujours ça qui revient. Je crois que j’y arrive pas… j’y arrive pas…

Q - Vous arrivez pas à quoi ?

- A être loin de chez moi. Même si c’est pas bien là-bas ça me manque. [Puis, après un temps d’arrêt…] Ma mère, des fois, j’aimerais bien la voir, elle doit avoir de la peine. Je crois qu’elle me manque, c’est bizarre non ?

Je ressens ici un sentiment mêlé. A la fois Seher énonce quelque chose de central dans sa situation sous la forme d’une quasi-impossibilité de perte d’objet, et ceci dès le deuxième entretien, ce qui pourrait rendre optimiste, sinon pour l’évolution de son séjour, mais au moins dans la visée de son élaboration propre.

Mais derrière cet élément, qui me semble aller du côté d’une certaine progression, se profilent pour moi des représentations de répétition et de soumission sur lesquelles le travail ne me semble, lui, guère abordable à partir du seul matériel proposé. Je me sens à ce moment de l’entretien un peu désarmé face à ce constat, et dubitatif quant à la suite à donner à cet échange.

Mes propres associations m’amènent alors à me souvenir, à partir de ces "j’y arrive pas…", à ce premier entretien, deux ans auparavant, que Seher n’avait pu concrétiser par une arrivée à l’appartement d’accueil. C’est la relation objectale en cause dans cette hésitation ancienne que je sens réapparaître dans cette soumission actuelle à la mère, et c’est sur ce point que je choisis d’enchaîner :

Q - Bizarre, je sais pas. J’entends que c’est difficile pour vous d’être ici, mais je me souviens qu’il y a deux ans, vous n’aviez pas donné suite à votre première demande, et j’ai cru comprendre que vous l’aviez regretté par la suite.

- Ben ouais… Quand ça tapait, je me disais « qu’est-ce que je fais là ? Je pourrais aller ailleurs… » Mais en fait, je restais. Je trouvais ça trop dur, partir, tout ça… Je leur gueulais dessus, ça me soulageait, c’était déjà ça.

Q - Comme ici quand les éducateurs vous font des remarques ?

- Oh mais je me laisse pas faire moi ! Je suis partie, c’est déjà assez dur comme ça, si en plus faut se faire engueuler comme si c’était ma mère… C’est ce que c’est pas ma mère l’éducatrice, là…

Q - Il y avait eu un problème précis ?

- Ouais, mais pourquoi elle me gueule dessus comme ça ? J’suis rentrée en retard, c’est pas grave. Oh ! c’est une prison ici ? Elle a pas voulu que j’me fasse à manger parce que l’heure était passée ! C’est pour ça que je suis repartie tout de suite… Et pourquoi c’est que sur moi qu’elle crie ? Souvent elles arrivent en retard les autres… Les autres on dirait qu’ça fait rien…

Q - Mais elle pense peut-être que votre attitude est contradictoire avec votre demande d’aide chez la Juge…

- Ouais d’accord il faut que j’me calme, j’ai compris !! Mais c’est pas en me gueulant dessus qu’ça va avancer quelque chose ! Je vous le dis moi ! Ça sera bientôt comme chez moi ici, autant qu’j’y retourne alors…

Q - Ou autant essayer que ça ne soit pas pareil…

- Ouais ben c’est à l’autre là, cette éducatrice, qu’il faut dire ça ! Qu’est-ce qu’elle a à gueuler, celle-là ?

Q - Ça se comprend que vous ayez envie d’un autre genre de vie à certains moments, mais c’est vrai que votre séjour ici n’est pas fait pour que vous sortiez, mais plutôt pour réfléchir à votre situation.

- Ouais mais moi, je veux vivre, pas réfléchir. Réfléchir ça sert à rien, ça fait des années que je réfléchis. Déjà l’assistante sociale elle me disait des trucs comme ça. C’est que j’ai 18 ans moi ! Et j’en suis où ?

Q - Il y a peut-être un temps pour chaque chose. Et puis réfléchir, ça empêche pas de vivre…

Mais cet argument présentant ce que le surmoi œdipien autorise comme différenciation entre le penser et le faire n’a pas semblé convaincre cette jeune fille. Seher est maintenant assez agitée dans cet entretien, soupirant beaucoup comme pour expulser toute une tension interne qui aurait été réveillée par ces évocations. C’est pourquoi nous dirons de cette attitude, assez proche d’une difficulté de penser, qu’elle manifeste chez cette jeune fille l’évacuation de sa culpabilité, comme si Seher, qui maltraite autrui comme elle a été maltraitée dans sa famille, ne pouvait qu’opérer un renversement en son contraire (de la passivité de la victime à l’activité de l’agresseur), là où elle ne peut suffisamment élaborer sa tristesse et sa rage à partir des remarques de l’équipe éducative.

Mon impression est aussi que nos échanges, qui n’ont pas cessé d’aller et de venir entre ses souvenirs familiaux et son actualité institutionnelle, et qui me semblaient porteurs de liens utilisables, auront eu en fin de compte une fonction de contamination de l’espace de l’entretien par leur dimension anxiogène.